« Grab a mannequin, some fabrics and throw something together. The Baroness needs looks ! » Cette réplique, assénée à une jeune styliste le jour de son intégration dans une maison de haute couture londonienne, synthétise parfaitement le projet de ce Cruella, origin-story de l’antagoniste du classique d’animation Disney Les 101 Dalmatiens. Pour Craig Gillepsie, réalisateur de Moi, Tonya, dont il reconduit l’imagerie de tabloïd et une partie du casting (Paul Walter Hauser qui, malgré la sortie de Richard Jewell entre-temps, n’a ici le droit qu’à un rôle anecdotique), il s’agit de faire de son actrice principale le « modèle » d’un film en forme de long défilé de mode. Cruella retrace une partie de la vie d’Estella (Emma Stone), de son enfance à sa transformation en génie du mal, en passant par sa carrière de styliste dans un Londres temporellement situé entre les Swinging Seventies et le mouvement punk des années 1980. Dans les mailles d’un récit qui enchaîne sans surprise les conventions (introduction sur l’enfance du personnage avant une ellipse importante, recours à la voix-off dans le cadre d’une narration rétrospective, structure attendue en rise and fall… and rise), le film a peut-être pour seul et unique intérêt d’offrir à son interprète un rôle multifacette propice au travestissement. En un peu plus de 2h10, Emma Stone incarne tour à tour une femme de ménage, une assistante styliste, une femme fatale ou encore un éboueur moustachu, avec à chaque fois le même sens de l’entrée en scène (le moindre costume ajouté à la collection est l’occasion d’une présentation spectaculaire). Un programme carnavalesque résumé lors d’une séquence, au début du film, où l’on suit le quotidien d’Estella adulte, qui doit apprendre à se déguiser et à tenir un rôle en vue de mener différents larcins. C’est l’occasion pour Stone de montrer l’étendue de son jeu, non sans parfois forcer le dévergondage, dans ce film qui revendique une imagerie queer, anarchiste et bordélique, mais reste toujours très propre et contrôlé.
De manière assez évidente, le rôle que tient Emma Stone évoque ceux de Margot Robbie dans Moi, Tonya et Birds of Prey, deux films auxquels emprunte beaucoup ce Cruella. Robbie procédait d’abord à un retournement de son rôle tenu dans Le Loup de Wall Street, en incarnant dans Moi, Tonya une patineuse insolente et mal-aimée, pour rompre avec son image de poupée scorsesienne (Robbie cesse d’être passive et répond aux invectives de l’audience). Dans Birds of Prey, elle incarnait ensuite une figure cartoonesque (Harley Quinn), qui laissait entrevoir une dimension insoupçonnée de son jeu, l’actrice s’adonnant à une série de cascades, de grimaces et de contorsions burlesques. Dans Cruella, le corps de Stone n’est, contrairement à celui de Robbie, jamais vraiment placé dans des situations qui amèneraient l’actrice à changer radicalement sa partition (ou alors à de très rares reprises, comme dans cette scène où elle finit par tenir une carte de visite entre ses dents, après avoir été plaquée sur une vitrine par des agents de sécurité). La prise de risque est minimale, et lorsque Cruella se retrouve au milieu du film dans un amas de détritus, c’est pour mieux en sortir comme une fleur sous les applaudissements, avec la grâce et l’assurance d’une égérie (les déchets font en fait partie d’une immense robe de luxe). Trop timoré, le film n’a dans cette perspective jamais la teneur d’un film de « méchante ». La Cruella de 2021 n’a rien d’une villain, et ne cherche plus à tuer des dalmatiens pour fabriquer un costume. Les places ont simplement été inversées, et la véritable Cruella du film est moins celle qui en porte le nom que la Baronnesse (Emma Thompson), qui l’embauche dans son atelier de haute couture et lui fait subir une série de calvaires. L’issue du film en dit d’ailleurs beaucoup sur l’éradication du mal que suggère cette révision du personnage : les agissements de Cruella l’amènent in fine à mettre sous les verrous sa concurrente pour en récupérer la position sociale et la demeure bourgeoise. Qu’un film Disney en appelle pour cela aux symboles de l’anarchisme (le « A » cerclé, le « No Future » des Sex Pistols, etc.) est assez ironique.