Depuis l’échec commercial du Drôle de Noël de Scrooge, signant la fin de sa collaboration éphémère avec Disney, Robert Zemeckis n’a plus vraiment la cote. Conte inégal sur la frustration d’un artiste mis au ban de la société, Bienvenue à Marwen, son dernier film, dressait en miroir de cette déréliction le portrait d’un homme si fasciné par ses figurines qu’il finissait par se ranger du côté des freaks, trop obsédé par ses fantasmes pour prendre la mesure de sa solitude. Si l’on sait depuis que Zemeckis a fait la paix avec Hollywood (il réalisera le prochain remake de Pinocchio pour Disney), Sacrées sorcières, nouvelle adaptation du roman de Roald Dahl, confirme la reprise en main annoncée à l’issue de Marwen, où les créations du marginal Mark (Steve Carell) étaient enfin reconnues à leur juste valeur. Déjà porté à l’écran par Nicolas Roeg en 1990, le célèbre conte se destine en effet aux enfants et à une audience élargie. Le récit, originellement situé en Angleterre, est déplacé en Alabama, tandis que l’intrigue se déroule non plus dans un hôtel jacobéen mais dans une ancienne plantation house. On y suit les péripéties d’un jeune orphelin afro-américain et de sa grand-mère (Octavia Spencer), tous deux menacés par une assemblée de sorcières qui chapeautent une extermination de grande ampleur (transformer les enfants en rongeurs avant de les éliminer). Rattrapé par sa curiosité, le jeune garçon se voit transformé en une souris bavarde, qui jouera de sa petite taille pour contrecarrer les plans machiavéliques de la Grand High Witch (Anne Hathaway). Sur le papier, tout semble donc taillé pour l’auteur de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? et de Forrest Gump : cohabitation entre prises de vues réelles et animation, jeux de masques et de miroirs, sous-texte sur l’Histoire ségrégationniste de l’Amérique, famille disloquée qu’il faut reconstituer. Force est toutefois de constater que le résultat est moins enthousiasmant qu’espéré. Sacrées sorcières est un film corseté par un cahier des charges invitant les délires visuels de Zemeckis à se faire plus discrets. Loin de la folie maladive de Beowulf ou de Scrooge, le film fait parfois preuve d’une certaine prudence, que ce soit dans son approche de l’adaptation (plutôt fidèle au-delà de la recontextualisation géographique) ou de la comédie (peu de blagues font mouche), et peine à surprendre sur le terrain très balisé du film pour enfants.
La lanterne magique
Dans les plis d’un ensemble aussi contraint se détachent toutefois quelques fulgurances, qui donnent au film une cohérence et une portée réflexive inattendues. Un exemple parmi d’autres : la prise de parole de la Grand High Witch face à ses consœurs rappelle une scène de Beowulf dans laquelle le monstre Grendel surgit des ténèbres pour massacrer une assemblée de vikings. Ici, un jeune garçon se retrouve piégé sous une estrade lorsque la sorcière, littéralement, se dévoile. Surcadrée par les voûtes d’une salle remplie de tableaux, elle retire ses chaussures, ses gants, sa perruque, puis montre son vrai visage : un masque numérique strié d’un large sourire macabre. Le jeune garçon observe l’image du monstre entre deux planches de bois, tandis que la silhouette longiligne d’Hathaway épouse la verticalité de la fente. Proche d’une camera obscura, le dispositif voyeuriste de la scène renvoie à la façon dont la Reine Wealhtheow observait Grendel dans Beowulf, rattachant la découverte de la sorcière au même freak show. C’est que les sorcières, figures grotesques et aberrantes, sont avant tout des images : elles surgissent dans la plantation house par le truchement d’un reflet, tandis que la Grand High Witch adresse un regard à la caméra dans un miroir à main. De façon analogue, les traits caractéristiques de la sorcellerie sont introduits par des images, lors d’une projection de diapositives en ouverture du film ou lorsque la grand-mère les décrit au jeune orphelin. Dans l’ombre des gouttes d’eau qui ruissellent sur le carreau de leur chambre d’hôtel, de longs doigts crochus prennent forme, des narines disproportionnées surgissent, un sourire diabolique se dessine dans un véritable spectacle de lanterne magique.
Quant à l’orphelin, sa transformation en une souris numérique est à envisager comme un basculement du côté des images de synthèse. Lors de sa métamorphose, le jeune garçon est projeté vers la caméra avant de chuter dans la profondeur, comme s’il tombait dans l’image elle-même (la séquence, pensée pour la 3D, donne à voir un corps sortant de l’écran avant de s’y noyer). La suite de ses mésaventures raconte comment il ne cessera d’être attiré par la profondeur, tombant au fond d’un conduit d’aération, caché au fond d’un sac ou d’une chaussette. Par extension, l’enfant investit peu à peu le champ du cartoon, jouant avec la gravité comme dans cette cascade finale digne d’un Tom & Jerry (un catapultage grâce auquel il parvient à vaincre la Grand High Witch). Ailleurs, d’autres corps sont également rattrapés par leur devenir pictural. On pense aux bras d’Anne Hathaway, qui s’allongent de façon délirante plusieurs fois dans le film, véritable gimmick de dessin animé revisité sous l’angle de l’horreur. On peut aussi mentionner la scène de banquet dans laquelle les sorcières se métamorphosent en d’immondes rats par l’entremise de propulsions gazeuses – un gag régressif et cartoonesque qui n’est pas sans évoquer Le Bon Gros Géant de Spielberg, lui aussi adapté d’un conte de Dahl.
Le tableau de Nicolas Roeg
À la fin du film, la petite famille recomposée fait un tour du monde, dont ne restent que des photo-souvenirs, avant qu’un ultime cliché installe le doute quant à sa nature photographique (une cascade se meut à l’arrière-plan d’une fresque bucolique). Là où dans la version de 1990, Nicolas Roeg filmait un tableau où la figure d’un enfant peu à peu disparaissait – relecture de la célèbre scène d’ouverture de Ne vous retournez pas–, Zemeckis porte cette idée à l’échelle d’un film entier. Ce qui a changé depuis le tableau de Roeg (images ci-dessous), c’est que les images en mouvement sont elles-mêmes devenues des toiles animées, mutantes et malléables, à l’intérieur desquelles des corps peuvent vivre, évoluer, grandir ou mourir. Ce bouleversement nourrissait déjà une séquence de Charlie et la Chocolaterie de Tim Burton, autre adaptation de Dahl avec laquelle Sacrées sorcières tisse des liens évidents. Une tablette de chocolat se substituait au monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace, avant qu’un enfant nourri d’images (de télévision et de jeux vidéo) ne s’y téléporte par la magie de l’incrustation numérique. Comme Burton, Zemeckis porte depuis longtemps le flambeau de cette hybridation des images. La Mort vous va si bien, avec ces corps en quête de jeunesse éternelle qui finissaient par se distordre, se contorsionner et se trouer, annonçait le de-aging contemporain. Forrest Gump voyait quant à lui, dans des deepfakes avant l’heure, son personnage iconique s’immiscer à l’intérieur d’images d’archives (Tom Hanks serrant la main de Richard Nixon). Enfin, Le Pôle Express rattachait les corps en motion capture à leur devenir spectral, lorsqu’un vagabond disparaissait sur le toit d’un train, dissous dans le vent et la neige. Avec ses enfants transformés et ses figures incrustées dans des cartes postales animées, Sacrées sorcières continue de mettre en scène ce cinéma mutant.
Mais pourquoi donc un enfant souhaiterait-il habiter ces images mutantes et mortifères ? Tout simplement pour se rapprocher de ceux dont il ne reste que des photographies : ses défunts parents. Au début du film, le jeune garçon tient une photo de son père et de sa mère, sur laquelle est juxtaposée une autre photo, plus récente, où il apparaît en leur compagnie. La superposition des deux images vient indiquer à l’orphelin le moyen de se rapprocher de ses proches : devenir une souris numérique, c’est-à-dire une image, c’est faire un pas vers cette trace photochimique. Contact, très beau film de Zemeckis sur le rapport aux images, suivait peu ou prou le même fil. Une orpheline y sondait les mystères du cosmos avant de retrouver le simulacre de son père dans l’écrin artificiel d’un dessin qu’elle lui avait offert dans sa jeunesse. Que la transformation du jeune garçon dans Sacrées sorcières soit aussi vue comme une manière de faire son deuil prolonge cet horizon, où les images se révèlent une passerelle en direction des morts et de l’être aimé. Là réside la différence fondamentale avec l’adaptation de Roeg : tandis que le cinéaste britannique envisageait le devenir-image comme une malédiction, jusqu’à redonner une apparence humaine à l’orphelin à la toute fin du film, Zemeckis fait le chemin inverse. Chez lui, l’orphelin reste une souris numérique, vieillit dans cette forme jusqu’à devenir projectionniste et conteur, près des images et des spectres qui y ont élu domicile.