Californie, 1995. Alors que la sortie de Barb Wire est imminente, Gail Chwatsky (Mozhan Marnò) reçoit pour la première fois dans son bureau l’actrice principale du film : Pamela Anderson (Lily James). La publiciste chargée des relations publiques pour le studio Dark Horse, filière de Polygram, souhaite récolter de précieuses informations pour finaliser le dossier de presse. Afin de l’aiguiller, elle demande à Pamela à qui elle voudrait ressembler ; la réponse ne se fait pas attendre : Jane Fonda. De la girl next door à la star oscarisée, de la bombe sexuelle à la féministe, de la pacifiste désintéressée à l’entrepreneuse sportive, « elle était tout et son contraire en même temps », une femme qui « se foutait de ce que peuvent penser les gens ». Tandis que Pamela argumente, la caméra se rapproche de son visage comme pour saisir ce moment de bascule où l’admiration tourne d’abord à la confidence, puis laisse place à cette imperceptible défaillance, ce frisson tragique que seuls un fugace réflexe labial et un regard de côté laissent entrevoir. Pamela le pressent déjà, malgré le sourire généreux qu’elle fait mine d’arborer pour ne pas perdre la face : elle ne sera jamais Jane Fonda. Plutôt que de lancer l’héroïne d’Alerte à Malibu dans le grand bain hollywoodien, Barb Wire sera un échec cuisant qui mettra un terme à sa carrière sur le grand écran.
Pam & Tommy s’avère être à l’image de la carrière de son héroïne, enfin de celle dont cette dernière a rêvé : tout et son contraire. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. Consacrée au sulfureux couple que Pamela Anderson forma avec Tommy Lee (le batteur du groupe de heavy metal Mötley Crüe), et plus précisément au moment où fut rendu publique leur sextape, la série de Robert D. Siegel louvoie entre les poncifs (la blonde pulpeuse vs. le rockeur ingérable) et ce qu’ils recouvrent (une médiatisation délétère, la perte de soi). Le récit débute d’ailleurs à la manière d’une farce : tout y est un peu trop gros et surjoué, tout relève d’une candeur pop volontiers artificielle. Pam, Tommy (Sebastian Stan) et Rand Gauthier (Seth Rogen), le menuisier qui dérobe la fameuse vidéo porno pour se venger d’un impayé, apparaissent comme trois gamins sans cervelle et complètement déconnectés du réel. La mise en scène de Craig Gillepsie (Cruella) s’amuse de ce grand vide outrancier dans lequel s’étourdissent les premiers épisodes, parfois assez proches de l’univers de Harmony Korine. Les plans s’enchaînent avec une cadence infernale, la caméra virevolte, parfois grisée par la facticité de sa propre virtuosité (de brefs traveling avant ne répondant à aucune nécessité). Quant au scénario, il multiplie les décrochages temporels et les saillies narratives grotesques, notamment lors d’une scène désopilante : prenant très au sérieux ses nouvelles résolutions d’amoureux transi, Tommy annonce à son pénis animé à l’écran et récalcitrant la fin du « défilé de culs ». Le ton est ici celui d’une comédie fantaisiste et potache qui met les pieds dans le plat de la paillardise décomplexée.
À son meilleur, le récit de Pam & Tommy tient à merveille cette ligne ténue où le ridicule le dispute à la gravité, sans que la balance ne penche véritablement dans un sens ou dans l’autre. Comme chez Korine, il s’agit toujours d’abolir la distance entre ce qui est filmé et la manière de le filmer, de faire en sorte que chaque image s’éblouisse d’elle-même, contienne déjà son propre contrechamp, sinon son commentaire. L’énergie que mettent les personnages pour ne pas grandir est à la fois célébrée et réduite à sa pure vacuité, sans que ne soit posé sur eux un regard surplombant ou moralisateur. Si Pamela et Tommy épousent parfaitement les clichés répandus par les tabloïds et sont l’incarnation exaltée d’un imaginaire publicitaire pris à bras-le-corps, il n’en demeure pas moins que leur exubérance et parfois leur consternante connerie découlent davantage de la vulgarité débordante d’une époque plutôt que d’eux-mêmes. Au fond toujours sincère, voire attachant, le couple n’a rien à démontrer et encore moins à vendre.
Trop belle pour être honnête
Pam & Tommy serait déjà digne d’intérêt s’il ne faisait que tendre un miroir à la starification et à ses excès tapageurs, mais la série devient réellement passionnante suite au mouvement qu’elle opère passés les trois premiers épisodes (et donc celui intitulé « Jane Fonda »). Sa pertinence vient de son programme de déconstruction, de sa manière de forcer la porte des apparences débilitantes, comme Rand force celle du coffre-fort des deux mariés afin d’en extraire une archive de leur intimité. La narration polyphonique se plie dès lors à un principe de circulation vertigineux. Du quidam au coin de la rue au startuper carnassier sans oublier les dinosaures du porno, la sextape passe de main en main comme une simple marchandise qui génère des profits de plus en plus mirobolants, et ce à une vitesse fulgurante préfigurant celle des réseaux sociaux et des échanges globalisés. Tout le monde veut sa part du gâteau, sauf que ce gâteau, partagé partout et par tous, n’appartient plus à personne, avalé par l’aveuglante machine capitaliste ici en pleine mutation. Car c’est évidemment aussi aux prodromes de notre époque dopée au narcissisme tous azimuts que renvoie Pam & Tommy, à ces écrans démultipliés jusqu’à l’écœurement qui finissent par abolir la frontière entre vie publique et privée. À mesure que les images de leurs prouesses sexuelles leur échappent et sont étalées sur des cassettes VHS puis sur Internet, alors encore balbutiant, Pamela et Tommy sont véritablement mis à nu dans un monde rendu lui-même plus pornographique que leurs ébats. Ils sont devenus les produits consommables d’une société qui les excède et leur vole autant leur intimité que leur histoire potentiellement bankable.
Dans une scène éprouvante, l’avocat de Bob Guccione, le patron de Penthouse, n’hésite d’ailleurs pas à provoquer, sinon à blesser Pamela : jugée trop belle pour être honnête, il lui nie toute possibilité de vie affective désintéressée. Réduite à la reproduction d’un modèle féminin aguicheur, Guccione laisse en effet entendre qu’elle aurait sciemment mis en scène ses relations sexuelles à des fins mercantiles. Une manière peu délicate de rabattre ses propres désirs sur une image érotisée, comme si l’existence de l’actrice, coupable d’emblée d’être un sex-symbol, se résumait à attirer l’œil et à en tirer profit. Comment se construire un corps et une identité quand sa propre image ne nous appartient plus, quand elle ne colle pas : là réside tout l’enjeu de Pam and Tommy. Ce rapt de leur vie privée a en effet la gageure de donner progressivement chair et corps aux deux personnages principaux, de les révéler à eux-mêmes au-delà du juteux marchandage dont ils font l’objet. Non que le récit procède à un changement du tout au tout (ils restent en quelque sorte égaux à eux-mêmes) mais, puisant dans les différentes strates de leur histoire commune, il leur confère une épaisseur insoupçonnée et dévoile des failles humaines qui sont autant de reliefs finement observés : une vraie richesse.
Le recours récurent aux flashbacks trouve ainsi sa pleine justification : ils permettent souvent de creuser un intervalle temporel entre deux images, de figurer un contrepoint qui a tout d’un refuge impossible, tant leurs vains bonheurs sont soumis à des forces amenées à constamment les dévoyer. On pense par exemple à cette séquence de camping au coin du feu où le couple énamouré se projette en futurs parents sous un ciel étoilé. Cut : dans le cabinet de l’avocat Guccione évoqué plus haut, plusieurs protagonistes visionnent un extrait de la sextape durant lequel Pamela jouit tout en implorant Tommy de lui faire « des petits bébés ». Un raccord tranchant aura suffit à transformer le vœu secret en cauchemar impudique. Un plan très fugace cadre ensuite Pamela à l’écart, ou plutôt saisit son image, tête baissée, dans l’écran du caméscope qui enregistre impassiblement son témoignage. Ce plan synthétise à lui seul le projet de Pam and Tommy : regarder la femme vivante derrière l’image figée. Soit l’image d’une image dévastée qui, malgré les apparences, sort subitement du cadre qu’on lui impose. En rien une pâle copie, le corps de Pamela parle, dit ici sa honte autant que sa colère rentrée. « C’est terminé ! », finira-t-elle par lancer à son avocat, se refusant dorénavant à répondre aux autres questions de la partie adverse. Dans la fermeté du silence, Pamela puise la liberté de son corps retrouvé. Un corps que la caméra prend alors le temps de regarder avec une infinie tristesse et douceur, dans un bureau à présent déserté ; avant qu’Anderson n’en sorte à son tour, plus digne que vaincue, livrant à la femme de ménage de poignantes excuses : « je suis désolée pour tout ce bazar ».