Quatre ans après un premier film remarqué, Naissance des pieuvres, Céline Sciamma a fait le choix d’un film à l’économie réduite, filmé à hauteur d’enfant, sur le thème de l’identité sexuelle enfantine. Elle revient pour nous sur ses envies et ses choix de mise en scène.
Vous avez tourné avec le Canon 7D, que vous a apporté cet appareil ?
Ce matériel impose quelques contraintes, mais les bénéfices sont énormes, sur la profondeur de champ, sur la qualité de l’image. On aurait pu tourner avec une autre caméra HD, mais il y avait quelque chose dans cet appareil photo qui collait bien à l’esprit du film. Je l’ai moins choisie pour des considérations économiques que pour une question de goût sur cette image-là.
Après l’adolescence, vous explorez l’univers de la pré-adolescence. C’est ainsi que vous avez conçu la cohérence entre les deux films ?
J’ai tendance à penser qu’ils sont assez opposés, je ne me suis pas dit « J’ai fait l’adolescence, maintenant je fais l’enfance ». Ce qui est sûr, c’est que je ne voulais pas revenir sur l’adolescence. Ensuite, certaines obsessions reviennent, c’est certain. C’est un film qui a été pensé un peu à la marge, volontairement, c’est-à-dire par rapport à cette angoisse du deuxième film. Finalement j’ai décidé d’en faire un, mais de le faire différemment, pas forcément du premier, mais globalement du folklore imposé du second film, avec une certaine légitimité, une forme d’embourgeoisement potentielle, un budget plus lourd et le casting qui va avec. Cela ne me disait trop rien, parce que je trouve que je suis encore suffisamment « stagiaire » pour continuer à me mettre en danger, et à essayer de travailler à la marge et non dans un confort qui, je pense, peut être très dangereux quand on n’est pas encore suffisamment aguerri pour jouer avec ces codes, avec cette lourdeur de production. Je ne me suis donc pas embarquée dans ce film avec une idée de sujet, mais surtout avec cette idée de travailler autrement. Et aussi cette histoire, cette situation de la petite fille qui se fait passer pour un petit garçon, que j’avais en tête depuis quelques années. Je me disais que c’était une super situation de cinéma, je trouvais qu’il y avait une tension, un moteur potentiel. Évidemment, ce n’est pas innocent, ce sont des sujets qui m’intéressent, qui viennent du premier film, la question du trouble, de l’identité.
Cette manière de travailler, c’est aussi un gage de liberté, pour vous…
Complètement. C’est une volonté d’autonomie accrue. Et pour moi, c’est vraiment ça, la progression. C’est essayer d’être de plus en plus libre et de plus en plus autonome, d’où l’idée de faire un film qui soit d’un point de vue économique plus léger que le précédent, qui n’était déjà pas très cher, et d’agir vite, de ne pas attendre les autorisations, d’être dans une espèce d’utopie où on peut se dire « Demain je fais un film », dans un contexte un peu morose où on dit que cela devient de plus en plus dur de faire un film. Ce qui est vrai, faire des films de cette façon devient de plus en plus dur, mais il y a plusieurs façons de régir à cela. Celle que j’ai choisie, c’est de procéder autrement. Donc un film écrit vite, pensé pour être léger dans sa production, d’où aussi le choix de l’enfance, de me dire que j’allais vers une prise de risque sur l’énergie et en même temps une nécessité d’être tout à fait vivant, de jouer avec une matière vivante, avec un casting d’enfants.
Comment avez-vous trouvé vos jeunes interprètes ?
Cela semblait un challenge impossible, et en fait ça s’est révélé assez simple. Je ne sais pas si c’est un miracle… Je savais que j’avais trois semaines pour faire le casting, et c’était quitte ou double, si je trouvais l’enfant je faisais le film, sinon je ne le faisais pas. Du coup, je n’avais pas le temps de procéder comme sur mon film précédent et comme j’en avais envie fondamentalement, c’est-à-dire en casting sauvage, en allant dans les cours de théâtre, dans les écoles. Donc je suis allée recruter en agence, avec tout ce que cela a de périlleux sur les jeunes comédiens, parce qu’ils ont souvent une expérience publicitaire, ou de petits rôles d’enfant décoratif, un peu meubles. Donc je n’y croyais pas trop, mais en enquêtant aussi un peu auprès des agents, on m’a parlé de cette petite fille qui était en agence depuis très longtemps, et qui ne tournait pas vraiment, parce que qu’elle était trop particulière. Et c’est ce qui m’intéressait, je ne voulais pas la petite fille modèle. Quand elle est arrivée, elle avait déjà cette attitude de garçon manqué. Je lui raconte l’histoire, et tout de suite elle me dit que cela lui évoque des choses, qu’elle passait sa vie à jouer au foot. Donc là, je tombe de dix étages ! Elle avait les cheveux très longs, c’était la seule différence. Je lui ai raconté l’intégralité de l’histoire, y compris le fait qu’une autre petite fille allait tomber amoureuse d’elle. Parce que pour moi la clé justement dans le travail avec les enfants, c’est la transparence, qu’ils soient au courant des enjeux, qu’ils aient lu le scénario, qu’on leur explique bien tout.
Êtes-vous arrivée sur le tournage avec un scénario très écrit, très préparé ?
Oui, le scénario était très écrit, toutes les séquences du film étaient là. Certaines séquences étaient quand même des sortes de chantiers de happenings, notamment toutes les séquences de groupe, pour lesquelles il y avait une trame, mais auxquelles je voulais insuffler de la vie au tournage. Mais en termes de récit, de péripéties, tout était écrit, et en termes de dialogues, quasiment tout était dans le scénario. La scène d’action ou vérité, en revanche, a été créée au fur et à mesure, je leur soufflais les questions, les réponses, mais sinon tout était écrit.
Et le tournage se déroulait comment ?
J’ai fait des prises très longues, j’ai essayé d’abolir le folklore un peu classique du plateau, c’est-à-dire que je ne coupais jamais, je trouvais que c’était un peu une sanction, pour les enfants, de dire « on coupe et on recommence ». Donc peu de prises, mais très longues, où on refait plusieurs fois la scène, on leur fait oublier la caméra, moi je rentre dans le cadre en permanence, je leur parle tout le temps pendant les prises. Tout cela pour obtenir du lâcher-prise, et du coup, des choses en plus. Dans la séquence de la pâte à modeler, elles jouent vraiment pendant une bonne demi-heure à la pâte à modeler et on les laisse faire. Ou dans la séquence de la baignoire, la chanson est écrite, les dialogues sont écrits, mais quand la petite parle des Schtroumpfs et des dinosaures, on a juste pris soin d’en mettre dans la baignoire, et on a recueilli ce qui se passait.
N’est-ce pas trop difficile, de diriger deux petites filles ?
On n’a pas beaucoup répété, on s’était vues deux fois. C’est vrai que la première matinée, tout le monde flippe. Parce qu’une petite fille de six ans regarde la caméra toutes les dix secondes… mais moi j’étais super optimiste. Parce qu’on ne travaille pas de la même manière avec une petite fille de six ans qu’une de dix ans. Et mon personnage principal, c’était Laure, et elle, elle a tout de suite été dans la concentration, dans le travail, dans l’écoute. Elle était tout à fait capable de rester dans la scène, alors que je lui parlais, et cela me permettait de gérer le rythme de la séquence, tandis qu’elle restait concentrée, ce qui est une qualité assez rare. Là où j’ai eu beaucoup à travailler, c’est avec la toute petite, mais bon, on y est arrivées.
Cette petite fille qui joue la petite sœur est d’ailleurs étonnante…
Pour moi, elle est la très bonne surprise du film, elle a pris beaucoup de poids au montage, et elle a pris beaucoup d’assurance au fur et à mesure. Et ce qui est dingue, c’est que d’une prise à l’autre, c’était le jour et la nuit. On pouvait se retrouver devant un bébé qui ânonne, et puis par moments totalement autre chose. Donc voilà, le film est très découpé, très monté, donc on s’en sort, mais c’est vraiment un gros travail de mise en condition. Et c’est vraiment un engagement physique très fort de travailler avec une petite fille de cet âge-là, il faut jouer tout le temps avec elle. La scène dans laquelle elle discute avec la petite fille noire, elle ne voulait pas le faire, elle ne voulait pas lui parler, donc il faut jouer pendant vingt minutes, on est allées courir dans la forêt, on revient. Il faut une stratégie pas possible, et en même temps, il y a quelque chose d’émouvant, c’est vraiment pas de la manipulation, c’est un dispositif. Et là où je suis très heureuse, c’est que la partie entre les deux sœurs, c’est vraiment la partie la plus intime pour moi, celle que j’avais vraiment envie de chroniquer.
C’est pour cela que vous filmez à hauteur d’enfant…
Tout le projet, c’était ça, de se dire qu’on filme à hauteur d’enfant, qu’on ne fait pas un film d’adulte sur l’enfance, nostalgique ou introspectif. Le choix de la caméra plus légère participait aussi de cela. C’était l’enjeu de la mise en scène. Filmer à hauteur d’enfant, au sens strict ou symbolique, c’était le gros chantier, ce qui était à conquérir. En revanche, je ne voulais absolument pas filmer à l’épaule, ce qui serait allé de soi, puisque les enfants bougent, ça part dans tous les sens, c’est vivant. J’ai préféré faire l’inverse, filmer sur pied, quasiment exclusivement, sauf quand vraiment je ne pouvais pas faire autrement, justement parce que ce ne sont pas les enfants qui font le film. Filmer à hauteur d’enfant, cela ne veut pas dire les laisser faire ce qu’ils veulent, cela veut dire exercer le regard le plus volontaire possible sur ce qu’ils font. Et du coup, aussi, les contraindre, à exister dans l’univers que vous avez choisi, et donc le cadre que vous posez. Plus il y a d’enfants dans le cadre, plus la mise en scène est autoritaire. L’idée, c’était de leur coller aux basques, et de ne jamais quitter ce point de vue-là, notamment pour faire en sorte que le spectateur reste lui-même à cette hauteur-là.
Comment aborder avec les enfants une scène aussi ambiguë que celle de la baignoire, qui révèle que le personnage de Laure est une fille ?
C’est simple à aborder, puisque c’est évident, c’est sur la révélation et la nudité. C’est une scène importante, c’est comme cela que je l’ai défendue auprès d’elle. Je ne lui ai pas dit que j’avais envie de la filmer nue, mais que cette scène était utile. Bien sûr, dès le scénario, on en a discuté, on ne s’est pas engagées l’une envers l’autre avant d’avoir fait « tope là » sur cette séquence-là. Avec les parents aussi, bien sûr. Ils étaient là quand on a tourné, et une fois que c’était tourné je leur ai montré la séquence, pour savoir s’ils étaient d’accord ou non, c’était très important.
Considérez-vous que ce soit un film mélancolique sur l’enfance ?
Je voulais faire un film lumineux, baigné dans cette lumière d’été, qui ne soit ni positif ni négatif, je ne me posais pas vraiment ces questions-là. Je voulais qu’il soit dynamique, et qu’il soit juste. Juste envers l’enfance, dans ses contrastes, c’est-à-dire avec de l’épanouissement, du jeu, et puis de la cruauté aussi. J’avais moins le souci d’une pensée sur l’enfance que d’une série d’actions, et de faire le portrait du charisme de cet âge-là. C’était plus des obsessions de récit, de tension, de suspense, que de tonalité mélancolique, par exemple. Et puis le film peut avoir un côté un peu intemporel, mais je pense qu’il se passe vraiment aujourd’hui. Le fait de choisir cette bande d’enfants qui sont vraiment amis et de tourner à l’endroit où ils vivent était pour moi la garantie que tout cela était absolument vrai. J’étais un peu gênée par l’idée de composer la bande d’enfants idéale, un peu Benetton. Du coup, je ne me posais plus du tout de question du réalisme, c’était un jeu entre la vérité et le mensonge de la fiction.
Comment avez-vous choisi vos décors ?
J’avais conçu le film de manière à avoir toute la liberté, la latitude de changer d’avis, de varier les décors facilement, de ne pas avoir à caler cinquante décors. Du coup on a adopté une démarche radicale, un mode binaire intérieur/extérieur, et quand on est concentré ainsi sur deux univers, cela permet d’aller au bout de ses idées. Cela influence aussi la direction d’acteurs. Je ne le les dirigeais pas de la même manière quand on était à l’intérieur ou à l’extérieur.
Il se dégage du film une forte impression picturale…
Cela m’intéresse toujours de travailler sur la stylisation, même de manière discrète. Ce n’est pas parce qu’on est dans un cinéma intime, français, que le décalage ou la transfiguration ne doit pas avoir lieu, même si c’est un très léger décalage. Il y avait peu de décors, mais du coup on est intervenus dessus au maximum. Dans la chambre de Laure, c’est très simple, mais tout est repeint, tout est habillé. Ou par exemple, ce mur bleu sur le terrain de foot, c’est nous qui l’avons peint, c’était un choix. Même dans une économie légère, j’avais quand même envie d’intervenir sur ces questions-là. Et puis il y avait aussi la question de la chaleur, alors que Naissance des pieuvres était un film un peu glacé. Là, j’avais envie d’un film plus chaud.
Et la bande son, comment l’avez-vous travaillée ?
Dès le départ, j’avais décidé de ne pas mettre de musique dans le film, un peu par contre-pied, parce que j’avais adoré travailler la bande originale de mon premier film, mais j’avais envie d’essayer autre chose, et surtout qu’il y ait un morceau, qui soit une chanson un peu pop, composée pour le film. Mais j’avais surtout envie de travailler les voix des enfants, les jeux, travailler cette matière sonore-là. Au montage, j’ai quand même essayé d’ajouter de la musique, mais ça ne marchait pas du tout, et cela apportait un commentaire que je ne voulais pas, un regard adulte, justement. Cela apportait un narrateur, et avec ce projet à hauteur d’enfant, cela créait une distance.
Le hors-champ sonore a aussi une grande importance dans le film. Comment l’avez-vous conçu ?
La question du hors-champ me passionne. Dans mon premier film j’avais fait un hors-champ immense, qui était tout le monde des adultes. Ici, c’est moins radical et donc plus subtil. Pour moi, cela allait complètement avec la question de la tension et du suspense, mais aussi de l’observation, de la concentration sur un personnage, sur le monde qui l’entoure. J’avais très envie de raconter le rapport des enfants aux parents, par ce biais-là. Ce n’est pas parce que j’ai mis des adultes dans ce film-là que soudainement je vais les traiter plein pot. Cet appartement m’a séduite aussi par cette disposition de l’espace, ces portes, qui permettaient de jouer avec la question du hors-champ.
Justement, quel rôle ont ici les parents ?
J’avais très envie de faire des scènes avec les parents, mais pas celles qui concernent le récit. J’avais envie de scènes qui ne soient pas instrumentalisées, qui soient comme des bulles dans le film, comme la scène du jeu de cartes ou du dîner, au début. Et par rapport à leur fille, je n’avais pas envie qu’ils réagissent de la même façon. Je ne voulais pas forcément qu’ils incarnent le savoir, je les voulais plutôt dans la maladresse. Mais de toute façon, dans mon premier film, je n’avais pas mis d’adultes parce que je pensais que ce qui se passait ne les regardait absolument pas. Je pense que les enfants, comme les adolescents, ont leurs secrets, et c’est très bien comme ça.
Dans la scène du début dans la voiture, ou quand Laure et son père jouent aux cartes, on dirait que le père lui parle comme à un petit garçon…
Je pense que c’est notre regard, qui décide qu’on parlerait comme ça à un garçon. Pourquoi une fille ne pourrait-elle pas apprendre à conduire ? C’est justement ce qui m’intéressait là-dedans. Je pense que son père ne lui dit pas ça parce qu’il a envie qu’elle soit un garçon ou parce qu’il la façonne ou l’éduque dans ce sens, mais parce qu’il accueille absolument ce qu’elle est. Pour moi, c’est cela aussi, les parents, ils ne fabriquent pas complètement leurs enfants. Il accueille ce qu’elle est, c’est juste cela, ce n’est pas lui qui l’oriente, mais elle. Et lui a l’intelligence de l’aimer comme ça.
Au niveau de le progression dramatique, on peut imaginer d’autres fins…
Je voulais que la fin reste ouverte. On peut l’interpréter de différentes manières, comme une passade et puis maintenant tout va bien, ou encore comme un retour à la norme insupportable. Pour moi, c’est plus subversif que cela, parce que cela veut dire qu’elle peut tout à fait assumer qui elle est sans se cacher, sans se déguiser. Je n’ai pas voulu que le film le dise absolument, parce que sinon j’aurais été plus claire. Pour moi, c’était important que la fin soit ouverte et ambiguë.
Le film a reçu un Teddy Award à Berlin, qui est une distinction de la communauté gay et lesbienne. Quel regard portez-vous sur ce prix ?
Le film ne revendique pas du tout une appartenance à une communauté de spectateurs. Si on interprète ce prix comme ça, cela peut m’embarrasser, parce que j’essaye quand même de faire un film pour le plus grand nombre, et je ne m’adresse pas à une communauté. C’est un prix « queer », c’est-à-dire sur le genre, ce n’est pas un prix gay et lesbien. Je dois bien reconnaître que le film parle activement de ces questions-là. Là où ce prix me touche beaucoup, c’est que, quand on voit ceux qui l’ont reçu auparavant, c’est vraiment un prix de cinéma, avant d’être un étendard, et c’est superbe de faire partie de cette histoire-là. Cela m’amuse même qu’un film avec des enfants reçoive un prix « queer ». C’est le grand écart !