Le cas de Céline Sciamma n’est pas simple et cristallise indirectement une certaine tension, dont nous nous sommes déjà fait l’écho dans ces colonnes, entre une approche des œuvres dite « esthétique » (mais l’esthétique, par essence, n’est pas « pure » et repliée sur elle-même), et une lecture plus focalisée sur des questions de « représentations » (mais il n’est pas impensable, bien au contraire, d’interroger les représentations à partir de la forme même des œuvres). Sur le papier, les films de Sciamma semblent proposer une porte de sortie à cette opposition et pourraient donc contribuer à démêler en partie ces questions. Son cinéma relève d’un travail de mise en scène (quel que soit l’intérêt qu’on lui trouve) qu’il serait malhonnête de nier en réduisant les films à leurs sujets ou à la pratique d’une « sociologie appliquée », pour reprendre les termes d’Alexandre Moussa. Mais, dans le même temps, il aspire ouvertement à filmer d’autres histoires et d’autres figures – en cela qu’ils proposent un décentrage (Bandes de filles, même s’il y aurait à redire sur la manière dont Sciamma dépeint la banlieue parisienne) ou un renversement des représentations traditionnelles (la circulation du désir entre une peintre et son modèle dans Portrait de la jeune fille en feu). Il n’en demeure pas moins que quelque chose pose problème dans la manière dont ces deux horizons tentent – sans y parvenir pleinement – de dialoguer. La mise en scène de Petite maman semble recouvrir un paradoxe : en apparence épurée (absence quasi-totale de musique, scènes brèves et fondées sur des choix de cadres parfois précis, coupes sèches et ellipses souvent tranchantes), elle accuse en même temps le poids d’une certaine pesanteur. Il s’agit de comprendre d’où elle vient.
De l’adulte à l’enfant
Commençons par la première scène, qui prend la forme d’un plan-séquence esquissant les enjeux de l’intrigue (une petite fille, Nelly, accompagne ses parents dans la maison de sa grand-mère tout juste décédée pour vider les lieux). La caméra part du visage d’une femme âgée pour glisser vers le corps de Nelly, dans une préfiguration du mouvement général du récit, qui repose sur un argument surnaturel (on y reviendra), mais aussi pour marquer de manière très nette le cheminement même de la mise en scène de Sciamma, qui adopte le point de vue d’un enfant, comme déjà dans Tomboy. Le cinéma français, peut-être parce qu’il est plus « adulte » pour des raisons historiques (l’héritage de la modernité et de la Nouvelle Vague), filme globalement peu les enfants (quelques exceptions : Les 400 coups, L’Enfance nue, Ponette), du moins en comparaison avec le cinéma américain. Et s’il le fait, c’est bien souvent en visant un dépaysement (exemplairement, la radicalité du film de Doillon) ou, dans le cas de Sciamma, un décentrage, pour reprendre un terme déjà employé et qui semble particulièrement bien correspondre à l’horizon de son cinéma. Revenons à l’ouverture : la mise en scène fait sentir, de manière appuyée, qu’on ne filme pas tout à fait exactement de la même manière un enfant qu’un adulte, ou autrement dit, ce mouvement de caméra met en abyme le geste même de la cinéaste, c’est-à-dire celui d’une adulte qui décide d’adopter et de rendre compte d’un autre point de vue.
Le film n’est jamais plus intéressant (c’est, hélas, rarement le cas) que lorsqu’il s’attarde sur les petites frictions qu’occasionnent les interactions entre adultes et enfants. Deux scènes en témoignent. La première, très douce, se teinte pourtant d’étrangeté. Tandis que la mère de Nelly, vue de profil, est au volant de sa voiture, les menottes de sa fille pénètrent à plusieurs reprises le cadre pour partager avec elle son goûter et, finalement, étreindre son cou dans une caresse. La deuxième se tient plus loin dans le récit : Nelly tire de sa petite main le manteau de son père pour qu’il se baisse à son niveau, la prenne dans ses bras et, par-là, accède à sa demande (retarder leur départ pour qu’elle puisse dormir chez sa nouvelle amie). Dans les deux cas, Sciamma s’écarte un peu de son geste volontariste initial pour filmer les différences entre ces corps, puis l’affection qui les lie et, enfin, l’égalité qu’ils peuvent parvenir ensemble à « négocier », en surmontant une certaine asymétrie mise en scène par les bordures du cadre (dans le premier exemple, Nelly est partiellement hors champ) ou par la hauteur à laquelle se trouve la caméra. Là, Sciamma parvient à peu près à figurer ce qu’elle recherche : non seulement représenter autrement, mais aussi explorer les reconfigurations possibles des rapports entre les personnages.
D’égale à égale
Pourquoi ces séquences sont-elles cependant peu nombreuses et le film, en fin de compte, plutôt raté ? Précisément parce que le récit, mu par l’horizon, récurrent chez Sciamma, de la sororité, s’achemine vers un aplanissement de la relation mère-fille. S’il souhaite conserver la surprise de l’intrigue, le lecteur est invité à se détourner maintenant du présent article, puisqu’il nous faut, pour déplier le fond de l’affaire, en venir à « l’astuce » scénaristique au cœur de Petite maman (le titre est un indice) : alors que la mère a quitté la maison de la défunte, laissant derrière elle son compagnon et Nelly finir les derniers cartons, la petite fille rencontre dans les bois bordant la maison une autre enfant qui se révèle être, sans que l’on sache comment, sa mère à son âge. De l’autre côté du chemin, cette dernière vit dans la même maison (on retrouve presque à l’identique les décors arpentés jusqu’ici par Nelly : la chambre, la cuisine, la salle de bains, etc.), en compagnie de sa propre maman, encore vivante. Les deux strates semblent coexister en parfaite harmonie : Nelly peut « voyager » dans l’espace-temps de Marion et rencontrer sa grand-mère, et Marion peut, inversement, se rendre chez sa nouvelle amie et tomber ainsi sur son futur compagnon. Belle idée, qui ouvre sur une mise en scène en théorie fantastique : Sciamma filme à plusieurs reprises le trajet d’une maison à l’autre, et plus particulièrement leur point d’intersection (à savoir une cabane, soit une maison commune construite par les deux petits filles – sur son horizon égalitaire, le scénario n’a pas la main légère), comme autant de seuils traversés qui, de manière invisible, relient ces deux mondes temporellement distants.
Cette piste reste toutefois un peu sous-investie ; la cinéaste insiste davantage sur des marqueurs symboliques, comme par exemple cet arbre déraciné pointant un dérèglement, ou encore la tempête qui scelle la rencontre des deux enfants. Le souci de cette partie tient à ce que l’écriture, appliquée en surface, n’a pas non plus la rigueur qu’implique un tel récit, et de fait son apparente précision laisse rapidement la place à des scènes plus relâchées, qui se concentrent sur les actions des enfants. Là encore, ces scènes ne convainquent qu’à moitié : si elles s’attardent plus généreusement sur les deux interprètes principales, Joséphine et Gabrielle Sanz, on peut regretter que le scénario, très cadré, ne laisse pas toujours assez d’espace et de temps à leurs jeux et discussions, souvent réduits à des petites scènes illustratives – une partie de petits chevaux, la préparation chaotique de crêpes, jusqu’à la scène clipesque du lac, acmé de cette parenthèse enchantée où mère et fille sont côte-à-côte, comme des sœurs. La chose n’est pas nouvelle chez Sciamma : le scénario, petit à petit, semble entraver les possibles élans de la mise en scène. Au lieu d’être un terreau, il devient un carcan.
Anatomie d’un portrait
Pour cerner pleinement comment le poids du discours (la représentation d’une sororité aussi atypique qu’idéale) peut peser sur la dramaturgie, il faut enfin, à notre tour, opérer un décentrage, et nous intéresser à un personnage quelque peu à côté, bien qu’il occupe une place non négligeable dans le récit : le père de Nelly. Initialement présent sans être moteur (au point que, dans un premier temps, on pourrait tout à fait croire qu’il s’agit d’un oncle ou d’un simple ami de la famille), il intervient progressivement davantage et finit par servir de support à ce qui constitue, justement, l’objet d’une représentation conscientisée, et par-là un peu schématique et trop bien apprêtée. Prenons trois scènes :
1) Nelly évoque un souvenir d’enfance confié par sa mère (une cabane qu’elle avait construite dans les bois), dont le père ne se souvient pas. La petite fille, amusée, lui rétorque : « ce n’est pas que tu ne te souviens pas, c’est que tu n’écoutes pas. » La scène fait par ailleurs écho à une séquence où la mère affichait un rictus d’agacement quand son compagnon, déjà, semblait avoir oublié l’existence de cette cabane. Il y a visiblement ici un nœud, qui ressort d’autant plus que le film est presque exclusivement constitué de caresses, de moments d’intimité et de douceur.
2) Un soir, Nelly demande à son père ce qui, enfant, lui faisait peur. Il hésite, elle insiste, puis il s’avance vers elle, et lui chuchote à l’oreille, avant qu’une coupe achève la scène, comme pour bien appuyer le mot : « mon père. » De ce père du père, précisons qu’il ne sera plus jamais question ailleurs – il restera une figure abstraite, dans laquelle on peut discerner ce que « les pères », plus largement, peuvent avoir d’écrasant et de tyrannique. Allons au bout de l’idée, puisque le cinéma de Sciamma nous y invite : « ce père », c’est possiblement, aussi, le patriarcat dans son ensemble.
3) Vers la fin du film, le père vient voir Nelly et lui annonce qu’il va « réaliser l’un de ses rêves », à savoir raser complètement la barbe soignée que jusqu’ici il arborait. Sciamma filme rapidement les différentes étapes du rasage, jusqu’à ce que l’homme se retrouve la peau lisse, et que sa fille approuve : « tu es beau. » La scène dépeint autant une complicité entre Nelly et son père qu’un abandon symbolique par ce dernier d’une marque apparente de sa masculinité : sa pilosité faciale.
Résumons le scénario que dessinent ces trois scènes, les seules notables parmi celles où apparaissent uniquement Nelly et son père. Elles surlignent d’abord une insuffisance de la figure paternelle (qui, pour la fille comme la mère, n’écoute pas assez), puis un aveu, qui se mêle à prise de conscience (la peur du père n’est pas révolue), et enfin une « dévirilisation » partielle, qui n’a absolument rien d’avilissant, mais qui est partie prenante (pour reprendre le fil de l’analyse déroulée plus haut) d’une évolution du personnage. C’est au terme de ce cheminement qu’il parviendra à dialoguer d’égal à égal avec Nelly (la scène où son autorité s’efface pour accéder au vœu de sa fille) et plus loin trouver sa place, de manière (logiquement) périphérique, dans le « circuit sororal » esquissé par le film. Notons qu’en l’occurrence on ne parle pas, ou presque pas, de mise en scène. Et pour cause : ce qu’essaie ici de pointer Sciamma passe avant tout par des dialogues ou des symboles. Ce portrait éclaire la manière dont les films de la cinéaste, en dépit de leur supposée « épure », peuvent être lestés d’un trop-plein discursif qui finit par diluer le cap de sa forme, en fin de compte moins minutieuse que consciencieuse.