Instinct grégaire
Bande de filles : l’acception grégaire du titre du troisième long métrage de Céline Sciamma pourra plonger le spectateur dans l’effet déceptif qui caractérise son scénario. Rejetant une vie familiale difficile et violente et un avenir scolaire condamné à la filière technique, Mariem rejoint un gang de trois filles, emmené par Lady. Utopie de courte durée, la vie de groupe permettra à l’adolescente, au gré de plusieurs avatars, de passer d’un collectif à un autre, du giron familial sans espoir à la violence de la société.
Isolant chacune des trois parties par de longs plans noirs, la structure du film les constitue presque comme des épisodes autonomes, semblant ainsi prendre acte des bouleversements narratifs imposés par la série télé. La vie du gang en constitue le centre, mais sera vite délaissée pour le parcours solitaire de l’héroïne, plongeant le spectateur dans le même désarroi et la même solitude que la jeune fille. Dans leur cité ou dans Paris, les quatre filles qui évoluent en rang serré sont filmées au plus près. Suivant leur précepte de n’écouter que leurs envies, elles font les boutiques aux Halles ou jouent minigolf, et s’échappent le temps d’une nuit dans un hôtel pour manger des pizzas ou danser sur « Diamonds » de Rihanna dans des vêtements volés, avant de s’endormir entrelacées dans le même lit. La transgression est de courte durée, elle est dérisoire, mais il s’agit plutôt, à travers le groupe, de faire corps.
Rien qu’une fille
Bande de filles : le titre pourrait résonner comme une insulte. Rentrant vaincue d’un combat singulier contre une rivale la chef de gang Lady se voit apostropher par un groupe de garçons dont le verdict est sans appel : « T’es rien qu’une meuf, en fait. » Prenant pour décor un lieu où le féminin est considéré de tous bords comme le sexe faible, Céline Sciamma met en scène des filles qui n’entendent pas se laisser dicter leur conduite et décident de prendre le pouvoir par des démonstrations de force. Être une fille-mère, une aînée protectrice, une cadette violentée, une future femme de ménage, une petite fiancée ou une salope : les personnages de filles, centraux ou secondaires, jouent tous les variantes d’un destin de la féminité dicté par autrui. Comme Laure, dans Tomboy, essayait, à la faveur d’un déménagement estival, d’être une fille Et un garçon au sein de son groupe d’amis, Mariem, cessant d’être une fillette, choisit d’expérimenter successivement d’être une « pute » et un « bonhomme ».
Traverser la cité
Entre ces deux extrêmes, les possibles du Féminin semblent infléchis par le regard d’autrui, mais aussi par l’environnement urbain. Tourné en Seine-Saint-Denis, entre Bobigny et Bagnolet, Bande de filles explore le rapport du corps féminin aux grands ensembles. Dans cette architecture abruptement sortie de terre, quelle place peut-il s’approprier alors que la moindre trajectoire désigne en soi une intention ? Ismaël fait remarquer à Mariem qu’en empruntant pour rentrer chez elle un chemin qui la fait passer devant le groupe des garçons, elle trahit ses sentiments amoureux pour lui. Céline Sciamma s’applique à faire de cet habitat un véritable décor de cinéma, qui induit certes une forme d’oppression des personnages, mais qui n’est pas sans contenir sa part de majesté qui ressort dans le format large utilisé comme dans les plans aériens.
De nuit, un groupe de filles rentre bruyamment d’un entraînement sportif. À mesure qu’elles traversent la cité, les unes puis les autres se dispersent pour regagner leur immeuble respectif. Quand les voix se taisent à l’approche d’un groupe de garçons, on redoute un incident. La tension qui sourd dans la mise en scène de la première séquence du film n’annonce pas un événement dramatique isolé mais sous-tend davantage la trajectoire de Mariem qui va du groupe à l’indépendance, ainsi que le profond pessimisme de son avenir. Sa parcours passe par l’appartenance à un corps collectif afin d’éprouver les limites de son identité, au point qu’elle pourrait faire sienne cette phrase d’Antonin Artaud : « Je n’accepte pas de ne pas avoir fait mon corps moi-même. »