A l’instar du Congrès d’Ari Folman, premier film de la sélection l’année dernière, la Quinzaine des réalisateurs débute avec une proposition de cinéma portée par un cinéaste qui monte, et dont l’absence en compétition officielle est apparue comme une surprise, voire même une injustice. Ari Folman (Le Congrès) et Céline Sciamma (Bande de filles), victimes d’une frilosité d’un Grand Palais sans audace ? Oui et non. Car les deux films sont aussi singuliers que branlants, gracieux que boiteux, et, avouons-le, finalement plutôt décevants au regard de leurs promesses.
Décevant, car Bande de filles augure dans sa première moitié un tournant dans le cinéma de Céline Sciamma (Tomboy). La cinéaste témoigne notamment d’un certain sens du cadre, dans la captation des rituels d’une petite communauté atypique (le gang féminin) et dans la sublimation de visages pas encore adultes mais aspirant à une liberté loin de la loi du patriarcat, souveraine dans la cité où évolue la majeure partie de l’intrigue.
De Sciamma on connaît surtout l’acuité et la douceur du regard, regard qui dans Bande de filles s’incarne par un montage à mi-chemin entre la plongée au cœur de l’intime (les gros plans sur les visages des adolescentes) et l’exploration d’un bassin parisien riche en décors rugueux et hétéroclites. De ce grand écart le film produit de nombreux raccords mus par l’appel du décalage (entre les aspirations des jeunes filles et la réalité sociale), et puise même une veine souterrainement comique reposant sur d’habiles changements d’échelles – le cadre, toujours, est la première chose qui parle chez Sciamma. C’est là où le film est le meilleur, précisément parce que le filmage opère une série de détours à l’intérieur d’un récit fondamentalement quadrillé dans sa structure.
La force de la réalisatrice tient pourtant depuis ses débuts à cette concomitance entre l’expression d’une vision engagée, féministe et bienveillante, et la progression rigoureuse d’un scénario dense et millimétré. Mais, revers de la médaille, en liant à ce point son regard à un fil narratif Sciamma développe une dépendance vis-à-vis de ce dernier. La deuxième heure de Bande de filles, beaucoup moins intéressante, souffre de la segmentation rigoureusement chapitrée d’un itinéraire somme toute plutôt linéaire – le refus d’une jeune fille d’embrasser une féminité servile, vis-à-vis du frère, du protecteur, ou même de son petit-ami. Le problème était le même pour le dernier quart d’heure de Tomboy, qui après la révélation du secret de Laura/Michaël, rentrait peu à peu dans les clous du scénario. La qualité d’écriture du film s’étiole hélas encore ici progressivement – et c’est d’autant plus navrant que Sciamma pourrait tout à fait se libérer de ce catalyseur devenu carcan, si elle faisait davantage confiance en l’expression pure de sa mise en scène.
Pire encore, le film n’échappe pas à une certaine tentation à la démonstration de son sujet, en surlignant des enjeux (un désir de se « masculiniser », une oppression de la caste « viriliste » et une participation des femmes elles-mêmes à ces rapports de forces) parfaitement clairs à l’écran, mais pourtant lourdement illustrés au cours de quelques séquences de trop. Il faut toutefois souligner l’audace de Sciamma, qui plutôt que de s’arrêter là où se terminait Tomboy, prolonge son film au-delà du programme annoncé (la bande de filles du titre, disparue lors du dernier segment). Reste que l’ensemble laisse un goût d’inachevé : il reste à la cinéaste à réinventer une armature moins rigide, si elle ne souhaite pas tomber dans le ronron d’un cinéma trop esclave de son support narratif.