Le feuilleton Godard – viendra, viendra pas – n’en a pas vraiment été un cette année. Il y a eu cette vidéo de la TSR (le cinéaste y répond avec douceur aux questions d’un morne journaliste encravaté), suivie de la lettre filmée envoyée au festival ce jour de présentation officielle d’Adieu au langage. Il n’est pas venu mais on s’en moque, même si l’on imagine bien qu’il aurait été impossible de résister au fait de tendre le cou pour apercevoir ne serait-ce qu’un bout du cigare du pape JLG. Mais l’essentiel est bien, ne l’oublions pas, de tendre l’oreille et d’accueillir ses images. Parce que le vieux Mohican au souffle court et au chuintement délicieux parle à travers ses films, et c’est bien pour ça que l’on est là, pas pour voir la bête.
Disons-le tout net, Adieu au langage, nonobstant cette sorte de prologue constitué par 3x3D (qui partage des images, des sons, des personnages avec ce dernier), n’est rien de moins que du jamais vu. Le saisissement est grand face à une proposition plastique absolument étonnante d’inventivité et de fantaisie. Un souvenir. Dans Les Carabiniers (1960), Michelangelo constituait un spectateur primitif reculant la tête face au spectacle d’un train entrant en gare – la fameuse vue Lumière à La Ciotat, réactualisée ici à plusieurs reprises dans des gares suisses de nos jours. À l’image, une femme prenait ensuite un bain ; Michelangelo se levait brusquement de son siège, bousculait les spectateurs pour se rendre au pied de la toile blanche en deux dimensions, à la recherche d’une troisième ; malmené l’écran finissait par être arraché par la brusquerie gauche du personnage. Adieu au langage nous place en quelque sorte dans la peau de Michelangelo, en tous cas face à du nouveau. Avec toutes les préventions face aux comparaisons hâtives et superlatives, le film propose des moments – nombreux – de profonde perturbation de la perception : désorientation, vertiges, interrogations perplexes quant au fait de savoir si l’on voit bel et bien. Et une capacité d’agir pour le spectateur : de l’auto-montage en fermant un œil sur deux – ce n’est plus un split screen mais ce que l’on pourrait appeler un switch screen où le champ et le contrechamp deviennent possibles dans le même plan, en un simple clin d’œil.
Godard mêle ici la joie enfantine du jeu et la sagesse de l »ancien qui n’est pas dominé par la technique – une constante depuis toujours chez le cinéaste dont la réflexion a toujours été extrêmement poussée sur les potentialités des (nouveaux) outils. Comme dans 3x3D, c’est l’hétérogénéité qui donne du relief au relief, la confrontation des matières et des textures d’image, de l’aplat, parfois crasseux, à la tridimension. Et, bien entendu, il faut aussi proposer des continuités d’espace-temps pour que le relief opère. Adieu au langage est un film très impressionnant, pour ce côté forain. C’est aussi de l’impressionnisme dans le sens qu’en a donné Monet, évoqué par le film : représenter ce que l’on ne voit pas. On est donc bien en présence d’un jamais vu parce qu’en effet ces images n’existent pas, comme ces effets de saturation-désaturation, de pixellisation, organisés dans d’époustouflantes compositions chromatiques.
Avec des images, des mots, de la musique et des sons utilisés comme des phrases, Adieu au langage médite sur le passé, la mémoire et l’histoire maudite du XXe siècle que l’oracle Godard ne cesse de remâcher et ressasser depuis plus d’une trentaine d’années. Mais il rend avant tout compte d’un possible réenchantement (non pas la possibilité d’un recommencement : le mal est fait) où le cinéma redeviendrait un art forain où l’émotion est vécue physiquement – seul Gravity peut faire l’objet d’une comparaison à ce sujet, on éprouve physiquement l’image. Réenchanter, réinventer, cela passait par les comptes réclamés aux adultes par les deux enfants de la seconde partie de Film Socialisme, qui succédaient aux passagers du bateau de la défaite occupé par les retraités de l’Histoire, errant en Méditerranée. Adieu au langage est bien doté d’un présent : un couple d’amoureux, souvent nus comme des vers (et comme Adam et Ève), et un chien portent une hypothèse de réinvention. Dans la lignée de son précédent film, le désenchantement godardien, sa rage mordante contre le monde tel qu’il est, est contrebalancée, plus encore ici. Et un espoir résidant en une poésie délicieusement farfelue, mais aussi très personnelle pour un couple (Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville) qui n’a pas eu d’enfant, pas plus que le cinéaste avec ses compagnes précédentes. Si ce film est un adieu, il se termine ainsi par une naissance. À nous d’imaginer les premiers mots du nouveau-né : bonjour ?