Après Dalton Trumbo, Scandale confirme le virage à gauche toute pris par le cinéma de Jay Roach, dans un jumelage parfois trompeur avec celui d’Adam McKay, comme lui ex-artisan de la comédie hollywoodienne farfelue devenu chroniqueur indigné des débâcles américaines (Vice et The Big Short). Si leurs chemins s’étaient déjà croisés en 2012 sur Moi, député, réalisé par Roach à partir d’un pitch de McKay, c’est à Succession, la série HBO produite par ce dernier, que fait penser Scandale (écrit par Charles Randolph, qui était aussi le scénariste de The Big Short). Mais contrairement à Succession, l’action a pour cadre un empire médiatique qui n’a rien d’imaginaire, encore que tout d’irréel : Fox News, fleuron du magnat Rupert Murdoch (Malcolm McDowell), qui confia à l’ancien consultant républicain Roger Ailes le soin de développer une chaîne pour contrebalancer la ligne éditoriale de ses concurrentes, jugées trop « libérales ». En l’espace de quelques années, Fox ridiculisa les audiences de MSNBC et des autres grands networks, avant d’être promue télévision d’État sous la présidence de Donald Trump.
Les hommes préfèrent les blondes
En version originale, Scandale s’intitule Bombshell, terme polysémique judicieusement choisi qui, au sens figuré, désigne aussi bien une fille « canon » qu’un scoop retentissant. Soit Megyn Kelly (Charlize Theron), qui est un peu les deux : présentatrice vedette à la plastique avantageuse et à la « grande gueule » (elle le dit elle-même), elle n’hésite pas à déplaire pour créer le buzz, y compris auprès de son propre camp. Par exemple, en interpellant Trump sur sa misogynie, au risque de s’attirer les foudres du candidat et de ses sympathisants : « Wait ? Am I gonna be the story ? », s’interroge-t-elle au lendemain d’un débat houleux de la primaire républicaine. C’est qu’en apostrophant le milliardaire populiste, Kelly fait écran à un scandale en gestation au sein du network, tout en lui donnant une visibilité potentielle : son PDG Roger Ailes, proche du futur Président, est un prédateur sexuel de longue date, friand de jambes interminables et de promotions canapé, et qui règne sur ses troupes grâce à un dispositif panoptique. Sous les prothèses en latex, on reconnaît John Lithgow, œil lubrique et bave aux lèvres, obèse hémophile retranché dans son bureau comme Jabba The Hutt dans son antre.
Parmi les journalistes à être passées sous les fourches caudines d’Ailes, trois font ici l’objet d’une storyline à part entière. Gretchen Carlson (Nicole Kidman) fut la première à intenter une action en justice contre lui, l’accusant de licenciement abusif pour avoir rejeté ses sollicitations. Puis Kelly, donc, égérie conservatrice alors au faîte de sa popularité prime time. Enfin, Kayla Pospisil (Margot Robbie), moins oie blanche qu’il n’y paraît de prime abord, et déterminée à caser ses préoccupations de « millénial évangélique » dans la grille des programmes. Platement mis en scène, Scandale a au moins le mérite de ne pas céder à la caricature, offrant à chacune d’entre elles une chance d’exister en dehors de leurs convictions politiques clivantes, sans faire cependant l’impasse sur leur ambition, leur attentisme et leurs petits calculs. La tentation était d’autant plus forte que ces trois blondes sont les déclinaisons d’un même modèle de féminité, issu de la mythologie hollywoodienne de la sex-symbol prête à tout, dont Nicole Kidman avait déjà donné il y a 25 ans une interprétation décapante dans le film de Gus Van Sant.
Forever Young
Car derrière la charge anti-patriarcale un peu casse-gueule – les valeurs traditionnelles défendues par ces dames perpétuant le système qu’elles entendent dénoncer – se donne à voir un état des lieux de la star américaine contemporaine. Kidman, Theron, Robbie : trois âges distincts, encore que pas si distants pour les deux aînées, 51 et 44 ans respectivement. Dans une des scènes les plus réussies, elles finissent côte à côte dans un ascenseur, seule occurrence où leurs trajectoires convergent pour n’en former plus qu’une, direction le bureau d’Ailes. Sauf qu’à l’arrivée, seule Kayla, à la si délectable candeur, sera admise dans le repaire de l’ogre. Plus rayonnante que jamais, Robbie apparaît encore chargée de cette bienveillance infinie dont elle infusait chaque plan dans Once Upon a Time… in Hollywood. Elle s’évapore brutalement ici à la faveur d’un casting couch qu’aurait pu faire passer Harvey Weinstein, dont les similarités avec Ailes s’imposent sans que le trait ne soit forcé : même difformité batracienne des corps agrippés aux déambulateurs, même paranoïa exacerbée qui les pousse à surveiller étroitement le moindre fait et geste de leurs victimes et employés.
Quant à Carlson et Kelly, leur disgrâce des antennes est à mettre en parallèle avec la difficulté des actrices, passé un certain âge, à faire carrière à Hollywood. Placardisée dans un créneau horaire sans audiences, Gretchen Carlson anime une émission spéciale à l’occasion de la Journée internationale de la fille, expliquant sa décision d’apparaître démaquillée sous l’œil des caméras par sa volonté de combattre l’objectification sexuelle. Sous le visage dévoilé de Kidman, un masque : sculpté à même la chair par la chirurgie esthétique et le Botox, il est un effet de de-aging à part entière, confondant le déni de vieillissement avec un élixir de jouvence. De cette surface figée en butte aux années qui passent, le film fait le temps d’une scène le récit d’une vanité mise à nue ; coincée entre la maturité assumée et l’insolente jeunesse de ses deux rivales. A‑t-on précisé qu’elles sont toutes les trois formidables ?