1990, New Hampshire. Le corps du mari de Pamela Smart, institutrice de 22 ans, est retrouvé criblé de balles. Le stoïcisme suspect de la jeune femme ne tardera pas à mettre la police sur la voie du meurtre commandité par la machiavélique épouse. Elle avait séduit Billy, son amant de 15 ans, et prétexté la violence de son mari pour pousser l’adolescent à l’assassiner, avec la complicité de trois copains. Son procès sera le premier à être entièrement retransmis à la télévision aux États-Unis. Dans son roman To Die For, inspiré de cette histoire vraie, Joyce Maynard transforme l’employée de l’école en belle jeune femme obsédée par la célébrité télévisuelle, rebaptisée Suzanne Stone.
Virage mainstream
En acceptant la commande de Columbia Pictures d’adapter ce livre pour le grand écran, après l’échec de Even Cowgirls Get the Blues, Gus Van Sant n’imagine pas le tournant que ce long-métrage va offrir à sa carrière. Prête à tout est le film des premières fois pour le réalisateur de Drugstore Cowboy : premier film de studio, première adaptation d’un fait divers, première mise en scène d’un scénario dont il n’est pas l’auteur, premier film de genre, premier gros budget, premier gros succès. Le film va métamorphoser le cinéaste indépendant en habile artisan hollywoodien et lui offrir cette liberté, inédite dans le cinéma américain, d’osciller à sa guise entre le mainstream de qualité – Will Hunting, À la rencontre de Forrester – et le courant indé flirtant avec l’expérimental suscitant l’admiration de la critique – Psycho, Gerry, Elephant.
La mise en scène de GVS parvient à donner au scénario d’Henry Buck le relief dont il manque quelque peu. Le cinéaste tire avec jubilation le classicisme du projet jusqu’à ses limites, et à son déraillement. Suzanne, interprétée avec brio par une Nicole Kidman qui, avant l’abandon au Botox, jouissait encore de ses expressions faciales, est mue par une telle ambition – devenir une star du petit écran – que la psychologie du personnage se résume entièrement à cette obsession en ligne droite. Chaque geste, chaque phrase, chaque acte figurent l’accomplissement de cette réalisation d’elle-même menée avec une impressionnante ténacité : devenir une image télévisuelle. Suzanne ne doute jamais : « J’ai toujours su qui j’étais et qui je voulais être. » GVS mécanise ses certitudes, poussant à son paroxysme le schéma du personnage classique, celui qui évolue d’un point A, au début du film, vers un point B à son achèvement.
Devenir une image
Dans cette appétence monomaniaque réside l’effroi que suscite Suzanne avant même de fomenter son funeste projet meurtrier, car elle déshumanise la jeune femme et, partant, participe de sa propre construction. La femme fatale de banlieue est finalement moins un être humain qu’un robot, moins un corps qu’une image. À cet égard, le cinéaste ne filme pas frontalement la sexualité de Suzanne alors même qu’elle constitue l’outil de sa double « réussite », professionnelle et assassine, avec le producteur lubrique d’abord, avec l’adolescent transi d’amour – interprété par le tout jeune Joaquin Phoenix – ensuite. Le sexe demeure hors-champ, le regard de la jeune Lydia, future complice qui surprend les amants dans la chambre, ne rencontre pas de contrechamp, et seul le souvenir de Jimmy, narré a posteriori, le ramène très brièvement à l’écran. Car Suzanne est une pure apparition pour son mari, un modèle pour Lydia, un fantasme pour Jimmy. Or un fantasme, c’est bien une vision, un fantôme… une image. Le désir et le plaisir ne passeront qu’à travers quelques gros plans sur le torse dénudé de Jimmy. GVS trouve déjà dans cette comédie satirique mâtinée de thriller matière à filmer une adolescence à la mélancolie morbide.
Cette détermination à devenir image trouverait sa source dans le regard du père de Suzanne par l’entremise de son caméscope. On découvre lors d’une courte scène la petite fille filmée par son paternel face au téléviseur projetant son image, et la démultipliant par ce dispositif. L’analyse psychanalytique manque sans doute de finesse, mais peu importe, le sujet du film est ailleurs, là où le cinéaste n’aura de cesse de se hasarder, vers une métaphysique de l’image. GVS joue avec la trame de la vidéo, résume une histoire d’amour factice à un photomaton, démultiplie Lydia en un split-screen proliférant, met le cinéma en présence d’autres images, photographiques, vidéographiques, télévisuelles. Photos de la belle au cœur du fait divers dans les journaux, témoignages de sa belle-sœur, de Jimmy et Lydia toujours sous l’influence de leur idole de pacotille, récit des parents et beaux-parents invités d’un talk-show… Et celle qui n’aura réussi qu’à devenir la présentatrice météo d’une chaîne locale participe aussi à cette mosaïque d’elle-même en exposant face à la caméra sa version des faits et, surtout, sa « philosophie » : « On n’est rien en Amérique si on ne passe pas à la télé. À quoi bon agir si personne ne regarde ? Être regardé vous rend meilleur. » Prête à tout raconte Suzanne a posteriori, à travers une collision d’images en butte les unes contre les autres, saisies dans le prisme du cinéma, soit une image qui pense, qui fabrique de la réflexion sur l’image. Gus Van Sant ne réalise pas platement le souhait de Suzanne d’exister à travers l’image et le regard des autres. Il fait exister son héroïne à travers l’image cinématographique, l’emmène au-delà de ses fantasmes pour nous confronter à une idéologie qui, vingt ans après la sortie du film, à l’ère d’internet, résonne de manière glaçante dans l’obsession de la mise en scène de soi.