Au cours de l’une des « sept promenades » qui donnent son titre au film, Mark Brown, botaniste, s’émeut du simple enregistrement d’une fleur en gros plan. Selon lui, le cinéma aurait la capacité d’accéder à « l’âme des plantes ». C’est que la caméra peut capturer des phénomènes qui demeurent inaccessibles à un herbier traditionnel, tels que le frémissement des feuilles dans le vent ou le butinement de certains insectes, soit autant d’éléments qui font le caractère singulier de chaque végétal. L’animisme qui sous-tend cette formule éclaire le rapport de Brown à la nature : bien que spécialiste érudit, il l’approche avant tout à partir de sa sensibilité, et non en adoptant une perspective strictement scientifique. Pour transmettre ses connaissances, il préfère ainsi la « promenade » à la « leçon », ses apprentissages passant moins par une mise à distance du monde que par une expérience partagée avec l’autre. Dans son sillage, le film propose, lui aussi, une singulière pédagogie du regard, tressant un parallèle entre la position du botaniste et celle du cinéaste. Dans la première partie, intitulée « Le tournage », Mark Brown guide l’équipe dans sept lieux différents (dont le nom est indiqué systématiquement par un panneau), à la recherche de quelques plantes plus ou moins rares, filmées avec une caméra 16 mm ; dans la seconde, « L’herbier », les plans filmés en pellicule défilent tandis que le botaniste commente ponctuellement les images, au cours d’un dialogue en off avec Pierre Creton. De Brown à l’équipe de tournage, puis du film au spectateur, un même apprentissage se joue, où il s’agit d’éveiller l’autre à la beauté du monde naturel.
Lors du tournage, la légèreté de la caméra numérique permet d’épouser la dynamique des promenades, constituées d’un ensemble de gestes à travers lesquels Mark Brown attire l’attention de ses camarades vers des recoins a priori anodins, mais qui recèlent en réalité des trésors cachés. Son savoir réside dans sa capacité à distinguer, c’est-à-dire à percevoir la pluralité du monde sensible, là où un œil inexpérimenté ne voit d’abord qu’une simple masse verte. À égalité avec les plantes, les mains occupent une place centrale dans cette première partie, en jouant le rôle de relais entre le regard de Brown et celui de l’équipe de tournage : les doigts se contorsionnent pour ne pas abîmer la tige d’une fleur, tandis que la paume, tournée vers l’extérieur, l’exhibe aux yeux du groupe et à la caméra, comme pour mettre sa beauté en partage. Le botaniste devient à ce titre l’alter ego du cinéaste, ce que renforce la stricte correspondance entre la durée des promenades et la longueur de pellicule disponible. Par ses indications, il esquisse une forme « d’itinéraire du visible » en dirigeant le regard des autres vers certaines espèces végétales qu’ils imprimeront sur la pellicule. Montrer et cadrer : ces deux actions fondamentales relient le botaniste au réalisateur autour d’une éthique analogue, marquée par un égard commun pour la nature et pour autrui.
Quelque chose trouve ainsi à se transmettre, qui ne relève pas stricto sensu d’une connaissance qu’inculquerait le maître à l’ignorant. Chaque cadrage permet de s’interroger sur la nature avoisinante et la meilleure manière d’en restituer l’étonnante singularité dans le plan. Comment filmer une espèce invasive qui occulte toute la lumière dans le cadre ? Faut-il se restreindre au gros plan afin d’apercevoir les détails de certains pétales, ou bien cadrer plus large, pour rendre compte des paysages entièrement façonnés par certaines espèces, comme ce champ que l’on dirait enneigé tant il est recouvert de fleurs blanches ? Au milieu du tournage, ces préoccupations finissent par déboucher sur une émotion collective, alors que Brown et l’équipe viennent de trouver un végétal particulièrement rare au milieu d’un pré. Conscient de la valeur de cette découverte, Mark Brown verse quelques larmes, suivi par un technicien. En révélant les coutures de la fabrication du film, cette première partie rend palpable une circulation invisible, où une même disponibilité fait naître une communauté d’affects.
À travers les yeux d’un ami
Elle ménage aussi une part de frustration : cet éveil n’est pas encore le nôtre, car on peine à ressentir le même enthousiasme et l’émotion que les personnes filmées devant les diverses espèces florales. Si la maniabilité de la caméra permet de capter la dynamique de groupe, l’image numérique un peu terne du film est ici moins disposée à rendre compte de la richesse perceptive offerte par les fleurs, la faute notamment à une faible palette chromatique qui tend à uniformiser la verdure. La caméra ne s’attardera ainsi jamais très longtemps sur les fleurs, voire les laissera délibérément hors-champ, comme dans l’ultime plan du « Tournage » qui cadre frontalement l’équipe en train d’en filmer une avec les derniers centimètres de pellicules disponibles. Alors qu’ils commentent ce qui se dérobe à notre vue (comme l’arrivée d’une guêpe), un désir se crée à partir de ce manque : celui d’accéder, nous aussi, à « l’âme des plantes ». Un vœu pleinement exaucé par « L’herbier », qui nous offre l’ensemble des plans en 16 mm enregistrés lors des sept promenades. Accoutumé à l’image numérique qui précédait, notre œil est désormais saisi par la profondeur chromatique de l’argentique : on découvre par exemple, avec un certain sentiment d’exaltation, toutes les nuances de vert que comporte une plante unique. La logique « d’herbier filmique » participe alors d’un enrichissement du monde, à mesure qu’il révèle des couleurs qui seraient passées inaperçues, telles que ces minuscules taches bleutées recouvrant discrètement les feuilles d’une petite plante. La fixité et la longueur des plans permettent aux yeux de vagabonder sur les différentes parties des végétaux pour s’ouvrir à leur étrange et harmonieuse composition. Grâce à cette patiente observation, une touffe d’herbe filmée en gros plan semble alors se transformer en véritable forêt de bambous.
D’abord simple témoin d’une circulation, le spectateur finit donc lui-même par être inclus dans cette dynamique – une impression renforcée par la voix off, qui semble l’intégrer dans une discussion entre amis. À rebours d’une certaine tradition documentaire, les propos de Brown ne guident pas le montage, mais semblent accompagner en direct le défilement des plans : il est spectateur de l’herbier à nos côtés. Ses éclaircissements ne relèvent pas d’un discours assuré et sont traversés par des silences qui trahissent les hésitations et les efforts de remémoration. Afin de se rappeler le nom latin d’une des plantes, il tente de se souvenir du moment du tournage où il l’avait aperçue et nommée (« Souviens-toi, tu avais ouvert l’encyclopédie à ce moment-là », lui souffle Creton). Nous aussi, spectateurs, tentons de relier les images de l’herbier à l’épisode correspondant du tournage, si bien que le botaniste, le réalisateur et le spectateur se trouvent unis par le partage d’une expérience mémorielle. Déjà, dans la première partie, Mark Brown se rappelait une escapade amoureuse avec un amant dans un champ fleuri qu’il visitait de nouveau. Les fleurs ne composent pas un simple décor de l’action remémorée, mais intensifient cet instant passé de bonheur. C’est l’une des leçons du film : l’attention aux plantes peut enrichir la texture même de la vie. Mais cet apprentissage compte tout autant que la belle pédagogie qui le porte, une forme de mise en commun où l’on invite l’autre à éprouver notre propre expérience de la beauté. Derrière le documentaire sur la nature, Sept promenades avec Mark Brown cache ainsi un vibrant éloge de l’amitié, qui montre que le monde gagne à être perçu à travers les yeux d’un compagnon, qu’il soit botaniste ou cinéaste.