Nous avions vu l’ampleur du frottement effectué par Pedro Costa entre le documentaire et la fiction dans son dernier film en date Ne change rien. Alors que Costa recouvrait son film d’une nuit infinie et douce, bâtissant un monde à chaque pierre, à chaque plan, Creton se tient en plein jour, avec des tas de blancs brûlés, d’extérieurs et de fleurs. Quand l’un façonne un hors-temps, l’autre insiste sur la transmission entre les âges et les époques. Pourtant, Maniquerville est onirique comme rarement on l’aura vu, car onirique et rugueux. Jamais il ne s’envole. C’est un film profondément terrien, qui happe, renverse parfois.
Le premier plan du film ne nous montre rien de moins qu’un visage inscrit dans le cours du temps : une femme en voyage. Le paysage défile à droite, le visage est fixe à gauche. Et quelques questions en voix off : « Cela fait combien de temps que vous êtes ici à Maniquerville ?» que nous retrouverons plus tard. Clara, animatrice du centre de gérontologie de Maniquerville, se souvient-elle des questions posées aux pensionnaires ? Beaucoup de choses sont dites dans ce premier plan : nous allons voyager (avec Proust, avec les pensionnaires) dans des destins particuliers, à travers les époques, en littérature. Et indissociablement, le temps qui passe ne passera pas impunément – pour les personnages, pour les spectateurs. Françoise Lebrun se propose de faire des lectures d’À la recherche du temps perdu aux pensionnaires du centre. Évidemment, le premier extrait lu sera celui de la madeleine. Chaque lecture entraîne une discussion. Le temps ; le temps qui passe, donc. La vieillesse, la mémoire, les souvenirs, sont autant de sujets récurrents qui entrent directement en écho avec les textes lus. Il suffit de voir l’attention avec laquelle Pierre Creton filme les visages des pensionnaires dès que Françoise Lebrun entame ses lectures. Alors entourées par ses sages auditeurs, un gros plan de l’un d’entre eux vient s’immiscer. Et ces plans durent. L’écoute se superpose à l’énoncé. Parallèlement, d’autres plans sur les pensionnaires face à la télévision renvoient à leur statut de spectateur, auditeur : cette fois, tous s’endorment, somnolent. Un plan, deux pensionnaires : lui, en léger flou, et elle derrière dormant, sur qui le point est fait. Et la chanson de Mouloudji « Un jour tu verras » recouvre le tableau : « Nous danserons l’amour / Les yeux au fond des yeux / Vers une nuit profonde / Vers une fin du monde. » Le regard de l’homme au premier plan est d’autant plus triste qu’il a l’air de se sentir gêné par la caméra, son visage affichant une folle candeur. Mais les cris off d’une pensionnaire sont terrifiants de douleur : ils confinent à la folie. La violence du film attaque toujours avec subtilité : par des idées de cinéma précisément, jamais en force. La force de Pierre Creton est de savoir autant écouter que regarder. Certes, le temps est long parfois. Mais quelle ironie il aurait fallu avoir pour ne pas laisser le temps souffler sur un tel film. L’ennui, lorsqu’il naît parfois, est forcément sévère : il rappelle tristement la lourdeur du temps. L’ennui, lorsqu’il naît parfois devant le film, est forcément sévère : il rappelle tristement la lourdeur du temps. Maniquerville semble hurler de plus en plus fort sa quête : « Le temps retrouvé…»
Comment filmer la télévision ? Les plans où la télévision apparaît sont étonnamment les plus sidérants. Présente à l’image ou simplement au son, elle entre en opposition à l’attention portée aux lectures de Françoise Lebrun (plus noble certes mais aussi plus forte) Que le poste occupe la moitié de l’écran où une toute petite place perdue au milieu du cadre entre les fenêtres et les branchages, elle devient un ennemi omniprésent. Son vacarme est détestable, il retrouve celui des travaux qui perturbent les lectures (le château aux abords du centre est en chantier). L’environnement agresse les pensionnaires : notamment l’architecture chamboulée et la télévision-hypnose qui tord le cou au temps. Toute la gageure du film tient dans la recherche, à la fois de révéler la beauté des personnes dans cet univers froid et sec, et également de rendre compte du monde extérieur : ne jamais l’escamoter, et faire avec, malgré son hostilité.
Maniquerville est aussi et surtout un film sur la vieillesse. Les pensionnaires sont atteints de maladies neuro-dégénératives. La vieillesse conduit à sortir de soi : devenir étranger à sa propre personne. Le centre n’est plus aux normes et doit déménager, ce qui est difficile à accepter pour ceux qui se sont effectivement habitués au lieu. Les pensionnaires qui doivent déjà lutter contre la perte de leur propre autonomie doivent en plus lutter contre la détérioration de leurs univers. Lutter, ou subir ? C’est toute la question qui occupe la caméra de Pierre Creton. Quand sont-ils dans la lutte et quand se laissent-ils attaquer ? La réponse est assez claire dans un plan final : On se filme une dernière fois et il pleut. Alors on rentre se protéger ; d’où la grande tristesse.
L’étrangeté de l’atmosphère du film provient de la distance que Pierre Creton met entre lui et ses sujets, ses personnages. Totalement en empathie, on lui sent néanmoins une envie de laisser faire les choses : on regarde quelqu’un dormir, on se place derrière les fenêtres… Une dimension mystique naît petit à petit de cette bizarrerie. Cette bizarrerie qui n’est rien d’autre que l’émergence de la fiction dans le documentaire. Contrairement à Ne change rien où la fiction s’érigeait à partir d’une base déjà artistique (ou même de travail, mais c’était la même chose finalement), nous sommes ici dans tout ce qui renvoie à la misère humaine : maladie, immobilisme, assistanat… Des moments fortuits irriguent le film et lui permettent justement d’échapper à ces conditions. Ce sont des élans qui luttent contre ce qui était donné : les souvenirs viennent lutter contre l’oubli, soudainement. Tout devient plus clair, petit à petit : Maniquerville n’est pas un film sur la vieillesse mais sur la transmission. Comment entretenir des échanges avec les autres quand on devient étranger à soi ? Les échanges se font entre Françoise et Clara, entre Françoise et les pensionnaires, entre Proust et les pensionnaires, entre Clara et les pensionnaires. On tourne en rond, dans un sens, puis dans l’autre. Et le film est fait. Maniquerville est aussi l’occasion de retrouver Françoise Lebrun. Malheureusement pas assez présente au cinéma, on savoure chaque plan avec gourmandise. Impossible de ne pas penser à La Maman et la putain, forcément. Lorsque Françoise Labrun se met à lire, c’est la voix de Veronika que l’on retrouve : elle sait décidément mettre en bouche des textes littéraire, amples, avec une exquise clarté et intensité.
Malgré ses longueurs (qui sont néanmoins, à terme, d’une tristesse sèche, rappelons-le) et cet étrange manque de confiance en l’image qui peut parfois rompre avec une puissance formelle assez bien installée, Maniquerville est un drôle d’objet dont la flamboyance s’entrechoque immédiatement avec sa rugosité : tout y est toujours troublant.