Primé lors de la dernière édition du FID, où sa simplicité l’avait distingué de l’échauffourée de propositions dérivées du docu à quoi ressemble l’événement phocéen, Va, Toto ! appartient à ces petits miracles découverts entre festivaliers dont on craint un peu qu’ils soient victimes, à l’heure d’une sortie salles, de leur confidentialité. Il va de soi qu’un faible score n’enlèverait rien à la richesse du film de Pierre Creton (cinéaste, déjà auteur d’une vingtaine de films, exerçant en parallèle le métier d’ouvrier agricole – dans lequel il puise l’essentiel de son inspiration), mais il serait dommage de le confiner à son circuit naturel – l’« art et essai » – sans préciser qu’il a l’étoffe d’une autre catégorie, qui se moque complètement des statuts : celle des bons films de cinéma. Car sous ses dehors de documentaire modestement testimonial, croisant trois récits reliés par l’amour que portent des hommes à leurs bêtes, Va, Toto ! raffine ses matières pauvres en un beau simulacre de portrait aléatoire : à la fois autobiographique et fantasmé, rêveur et profondément enraciné dans sa campagne (celle, humide et argileuse, du Pays de Caux en Normandie), le film fusionne mille histoires en une et flirte en limpidité avec les fables sacrées, dont chaque relecture provoque une nouvelle surprise. Son ampleur sous-jacente en fait ainsi une véritable Arche de Noé, tant par la diversité de ses protagonistes (un sanglier, des singes, des chats), que ce qu’il raconte des désirs ensevelis.
Mille-feuilles sensuel
Tout commence avec Toto, marcassin abandonné que recueille et élève Madeleine, une veuve solitaire de Vattetot-en-Caux où vivent Pierre, le narrateur principal (et auteur, le film étant partiellement autobiographique), et une galerie de personnages impliquant Vincent, fasciné par les singes, et Joseph, ouvrier agricole pendu aux fils de son appareil respiratoire. Toto grandit et fascine Madeleine, qui en fait par la place qu’il occupe dans sa nouvelle vie l’équivalent d’un second mari – à la façon d’une inquiétante métempsychose. Vincent voyage en Inde, en quête d’une réponse à l’étrange fascination qu’il nourrit pour les singes (laquelle fraye avec un délire de réincarnation), et se trompe de thérapeute, confondant deux homonymes dans un service psychiatrique. Le film, auto-fictif et joueur, est à l’image de ces deux destins : employé à trouver la clef du secret de nos liens les plus enfouis avec les bêtes, et donnant l’illusion de progresser au hasard de ses rencontres, à l’image de la méprise de Vincent, qui vient jeter sur son cas, et tout le récit, un éclairage opportun. La beauté de Va, Toto ! tient à ce simulacre d’enquête à l’avenant – en vérité impeccablement écrite et sublimée par le montage, qui ne s’interdit pas quelques coquetteries comme le split screen et des voix off professionnelles –, son profond ancrage local et l’épaisse mélancolie qui s’en dégage, comme si le sort du paysage et de ses saisons dépendait organiquement de celui des individus. Ni fiction, ni tout à fait documentaire, à la fois autobiographique et donnant libre cours à l’imaginaire, Va, Toto ! avait tout du parfait représentant du FID de Marseille : un pur morceau de cinéma sans étiquette, flottant souverainement au-dessus de la mêlée, avec la force de ces films si uniques qu’on en oublie de se demander de quoi ils sont faits. Reste à souhaiter qu’il trouve des spectateurs par-delà le petit cercle des festivals – l’inverse serait vraiment regrettable.