Enfin un film qui tient ses promesses. Au cœur d’une sélection assez terne et peu enthousiasmante, Spring Breakers a au moins l’heur de ne pas tricher sur sa marchandise : interminable biture au soleil sur fond de basses saturées, les spring breakers, fluokids échappant aux rigueurs de l’hiver universitaire sur les plages de Floride à grand renfort d’alcool, donnent à Harmony Korine l’occasion d’écorner une culture juvénile américaine abreuvée de vulgarité et engoncée dans un puritanisme diligent. Curieux objet pourtant que ce film affichant un casting improbable où de blondes et joufflues actrices tout droit venues de Disney Channel côtoient un James Franco méconnaissable en gangsta-rap mal né – assurément l’un de ses meilleurs rôles à ce jour. Ce n’est pas le moindre des paradoxes du film que de mêler un casting mainstream et un régime d’images télévisuelles devenues l’un des sommets du mauvais goût, que Korine cite explicitement dès l’ouverture du film sur une jeunesse blanche à la plage, transie d’alcool et de musique, où les couleurs saturées et le ralenti convoquent l’esthétique du clip. Loin de se résumer à un portrait acide d’une jeunesse dorée américaine façon Bret Easton Ellis, Spring Breakers est à la fois bien plus simple et plus complexe.
Plutôt éloigné de la veine indie dans laquelle Korine s’est fait un nom, il reprend l’un des poncifs des teenage movies, la virée entre copines, en l’occurrence Faith (Selena Gomez), la prude et douce brunette, nantie de ses trois amies d’enfance, les délurées et aguicheuses Cotty (Rachel Korine), Candy (Vanessa Hudgens) et Brit (Ashley Benson). Condamnées à errer sur un campus vide pour les vacances, les blondinettes forcent la chance en braquant le fast food local pour se payer le pèlerinage incontournable de tout étudiant américain dans les orgies balnéaires de la côte Est. Faith, caution morale du groupe, préfère mettre entre parenthèse ses convictions religieuses pour rejoindre ses trois braqueuses de copines dans une ballade sauvage sur les plages de Floride.
La scène du hold-up pose le ton : entièrement filmée depuis la voiture qui contourne le bâtiment, avec une fluidité et une aisance qui ne fera jamais défaut à ces tueuses en mini-shorts, elle ancre ce récit adolescent dans un hyper-réalisme au bord de l’hallucination. À l’anamorphose du cinémascope, Korine oppose d’une part la pixellisation de la vidéo, une image crasseuse dont il a déjà exploré toutes les possibilités en filmant les vieux freaks de Nashville à l’aide d’une caméra VHS dans Trash Humpers en 2009, et d’autre part un usage un peu monomaniaque du ralenti et de la répétition, citations parfois rébarbatives des formats audiovisuels. Le montage cut de Douglas Crise, accentué par le son d’un revolver qu’on arme comme pour annoncer une fusillade qui semble toujours sur le point d’éclater, hésite entre la série B et le clinquant du hip-hop West Coast mais amorce aussi une forme de nostalgie d’un présent déjà consumé. De Grand Theft Auto à Pimp My Ride, Korine convoque tout ce que la culture des jeux vidéo et de la télévision compte de plus vulgaire, un florilège de mauvais goût qui pourrait tout aussi bien avoir été inspiré par le porno hip-hop de Snoop Dogg, Hustlaz : Diary of a Pimp (2002), dont Alien, le bienfaiteur inespéré des midinettes en bikini arrêtées au petit matin dans un appartement dévasté, serait en quelque sorte l’homologue blanc. Gangster local au QI d’huitre, plus rude boy cocaïné que hippie plein aux acides, il cajole ses brebis égarées de sourires en platine et les entraîne de l’autre coté du miroir dans un spring break éternel, un envers du décor où agissent les fournisseurs officieux des orgies étudiantes, une communauté plus métissée que celle de la classe blanche étudiante.
Mais ce grand ado dans un corps de brute n’a rien d’un gourou et le voilà bientôt formant une invraisemblable alliance du crime avec ses jeunes recrues, improbable Clyde Barrow assorti de sa clique de petites Bonnie. Le film trouve sans doute ici son plus beau ressort narratif transformant des midinettes qui s’étaient jusqu’ici contentées de se trémousser en bikinis en poussant des cris de hamster en égales de l’homme, imposant cette parité à Alien en lui fourrant sans plus d’égard ses propres armes automatiques dans la bouche. C’est dans cette candeur assumée que le film prend un tour inattendu et s’engage sur une voie parodique dans laquelle James Franco excelle, n’hésitant pas à entonner les premiers couplets d’un tube de Britney Spears au piano devant un coucher de soleil digne d’un mauvais soap, ses protégées armées et cagoulées en rose reprenant en chœur le refrain.
On pourra reprocher à Korine sa critique un peu élémentaire des valeurs d’une Amérique où tout argent serait bon à prendre et où les good girls devraient forcément être vierges et croyantes pour ne pas finir dans la gueule du loup (à cet égard, le porno de Snoop Dogg, conversion d’une dévote aux puissances du sexe, est plus subversif). Disons plutôt que ce manichéisme un peu simplet, à l’image de ses apôtres en bikini qui finiront par déposer les armes au terme d’une orgie punitive sanglante, ne vaut que pour sa valeur parodique. Eût-il voulu rendre hommage à Michael Mann – président du jury cette année – et à Miami Vice (la série plus encore que le film), Harmony Korine n’eût pas mieux fait : même passion du néon qui irradient les scènes d’une vapeur irisée, mêmes déambulations nocturnes en voiture de sport ou en bateau dans la baie de Miami, et même gout assumé du pastiche. Si bien que Spring Breakers apporte un étrange contre-champ au premier film écrit par Korine et tourné par Larry Clark en 1995, Kids, chronique adolescente aux faux airs de documentaire dans un New York endeuillé par la drogue et le Sida. Au contraire de la sexualité jamais explicite mais plus volontiers homo- ou auto-érotique des adolescentes de Spring Breakers, le sexe n’y était pas tabou mais mortel. Le réalisme atroce de Kids (puis de Gummo) l’a cédé chez Korine à un hyper-réalisme pessimiste, comme si les ados paumés d’autrefois étaient devenus des adultes prétendant vivre dans une éternelle insouciance adolescente.