Un œil s’ouvre, un œil se referme. Entre la conscience et le néant, entre la (re)naissance et la mort, des mondes prennent vie, des vies se croisent, s’agitent et se cognent les unes contre les autres, se déchirent pour prendre le contrôle d’un territoire et finissent, dans un dernier souffle, par comprendre que le sens de tout cela est justement qu’il n’y en a aucun : le but, c’était tout simplement de vivre, encore un peu, et si possible un peu mieux. De quoi s’agit-il ? Des 121 épisodes de Lost, sorte de série définitive et absolue en ce qu’elle contient, entre sa première image et la dernière, l’expression du désir (et du renoncement) de vivre. La création méta de J.J. Abrams, construite comme une boucle, renferme telle une boîte de Pandore les secrets de l’univers (celui dans lequel évoluent les personnages de la série) et porte en son sein l’alpha et l’oméga de ces destinées passionnantes et dérisoires (passionnantes parce que dérisoires, devrait-on écrire). L’inverse absolu de l’autre grande odyssée fantastique de ces cinquante dernières années, Star Wars, work in progress perpétuellement réécrit et réinventé, sans début ni fin, trou noir qui aura fini par engloutir son propre créateur. Il est amusant de constater que celui qui va reprendre la franchise n’est autre qu’Abrams lui-même : qui d’autre, finalement, pour mettre un terme à cette course folle ?
La guerre des mondes sera télévisée
Achevée en 2010, Lost a bouleversé les codes de l’écriture télévisuelle. Diffusée sur un network, la série épatait notamment par sa capacité à absorber les contraintes propres aux grandes chaînes pour mieux les intégrer dans son processus narratif. Depuis sa fin, la course à la série-concept n’a pas cessé. On ne compte plus les séries à dominante fantastique annoncées en fanfare par les networks et rapidement enterrées, incapables de satisfaire aux exigences d’un public devenu gourmand, incapables de transcender leurs idées de départ pour construire un monde dont les terres seraient passionnantes à explorer. Au cimetière de ces séries mort-nées, on retrouve les cadavres de Heroes, de Flash Forward, de The Event, d’Alcatraz, de The River, de Terra Nova, de Happy Town… Une seule jusqu’à présent sera parvenue à porter jusqu’au bout son ambitieuse idée de départ : Fringe (créée – il n’y a pas de hasard – par J.J. Abrams), dont le concept reposait justement sur la démultiplication des mondes. Là où Lost était contenue toute entière sur une île-aimant d’où tout partait et où tout se terminait, sa petite sœur méconnue Fringe (dont on pourra, sans rougir, évoquer le terme de grande série malade, avec toute la beauté et la mélancolie que le terme suggère lorsqu’il est employé au cinéma) fonctionnait à l’inverse comme un arbre aux multiples branches, une pieuvre aux monstrueux tentacules qui s’amusait de la symétrie imparfaite de ses excroissances. On ne dira jamais assez la splendeur de cette histoire d’amour filial et de sacrifice, et il faudra un jour analyser Fringe avec la même ferveur que son aînée.
Où en est-on aujourd’hui ? Depuis deux saisons, J.J. Abrams supervise de très loin l’ennuyeuse Revolution, aussi passionnante qu’un encéphalogramme plat. Cette histoire des survivants d’une humanité dépourvue d’électricité suite à un gigantesque black-out ne repose sur rien d’autre que ce que la plupart des producteurs et des chaînes ont cru retenir de Lost : un pitch aguicheur, des mystères non résolus, quelques méchants un peu effrayants, une nature hostile et des cliffhangers à chaque fin d’épisode. La formule, appliquée sans génie, ne produit aucune réaction chimique. La fièvre créative s’est déplacée du côté du câble avec les succès phénoménaux de Game of Thrones (heroic fantasy finalement assez classique avec beaucoup de sexe et de têtes coupées) et de The Walking Dead, autre histoire d’un groupe de survivants, traitée cette fois avec la violence graphique et la surenchère esthétique offerte à ses créateurs par la chaîne AMC. La série présente des qualités indéniables, mais aucun mystère, aucune folie ne s’en dégage : The Walking Dead verse plus dans le western poisseux et nihiliste que dans la poésie métaphysique et spirituelle. Obtenant des scores d’audience tutoyant les sommets connus par les grandes chaînes il y a dix ou quinze ans, The Walking Dead laisse ces dernières exsangues, complètement dépassées et à cours d’idées.
Les descendants de l’île : de Resurrection à Believe
La recherche du prochain Lost se poursuit pourtant, inlassablement. Tous les six mois, de nouvelles séries font leur apparition et, pour la plupart, s’écrasent en plein vol. Lancée en septembre 2013, The Tomorrow People tente, sur la chaîne The CW, de croiser la formule de Heroes à celle des séries pour adolescents qui ont fait le bonheur de la chaîne (Gossip Girl, Smallville, Newport Beach…), sans grand succès. Même chose avec The 100, proposée sur le même network depuis mars 2014 : entre le teen soap, le space opera et le survival, la série croise les genres sans (pour l’instant) réussir à trouver son identité (les deux premiers épisodes font tout de même beaucoup penser à… Lost, justement). Plus réussie et à fort potentiel addictif, Resurrection adapte à la sauce américaine le concept de la meilleure série française de ces dernières années, Les Revenants (dont le succès critique et public aux États-Unis ne cesse d’impressionner) : dans une bourgade paisible, les morts refont surface sans bien comprendre ce qui leur est arrivé. Là où Les Revenants parvient à conjuguer puissance esthétique et rigueur narrative sans pour autant négliger le spectaculaire (en dépit de moyens plutôt réduits), Resurrection joue la carte du mélo dégoulinant et du mystère anxiogène : plutôt rebutant a priori, mais l’idée de départ reste si puissante (que faire face au retour de ceux dont on a fait le deuil ?) que les trois premiers épisodes parviennent au moins à divertir, sans pour autant jamais émouvoir. Comme avec toute série, il faudra attendre avant de voir où tout cela va nous mener.
Enfin, il y a Believe. Dernière née de Bad Robot (la société de production de J.J. Abrams), la série affiche un pedigree assez impressionnant : Alfonso Cuarón a réalisé le premier épisode (et est crédité en tant que co-créateur de la série) et l’on retrouve notamment Kyle MacLachlan au générique. Sur le papier, comme la plupart des séries pensées par Abrams, Believe repose sur un pitch très simple et finalement assez peu original : une petite fille dotée de dons paranormaux (télékinésie, voyance, télépathie) est protégée par un groupe d’individus et pourchassée par d’autres ; sa protection est confiée à un détenu évadé qui s’avère être son père. On retrouve le goût d’Abrams pour les héroïnes aux capacités extraordinaires qui attisent la convoitise d’esprits mal intentionnés (comme dans Alias et Fringe), sa fascination pour la conspiration scientifique et les liens contrariés avec la figure du père (Alias, Lost, Fringe). Si les trois premiers épisodes distraient sans réellement captiver, Believe installe une esthétique très urbaine, nerveuse et visuellement moins lisse que ses prédécesseurs, grâce notamment à la mise en scène de Cuarón dans le pilote, qui sert de mètre-étalon pour les épisodes à venir. On se rappellera surtout qu’il aura fallu du temps aux chefs d’œuvre d’Abrams avant d’infuser leur pouvoir de fascination et de devenir les incroyables hybrides théoriques et spectaculaires qu’ils sont devenus : Alias n’était dans ses premiers épisodes qu’un improbable Mission : Impossible kitsch et high-tech semblant surfer sur la mode des héroïnes à la Lara Croft ; Lost semblait dans ses premières heures n’être qu’un amusant et effrayant mash-up du Prisonnier et du reality-show Survivor (le Koh-Lanta américain) et il aura fallu à Fringe plus d’une saison pour devenir plus qu’un embarrassant hommage à X‑Files. Avec ses personnages pris dans une fuite en avant perpétuelle, Believe ressemble à une relecture du Fugitif, mais le goût d’Abrams pour les trajectoires dans le temps et l’espace (verticales, horizontales et diagonales dans Alias, concentriques et superposées dans Lost, tentaculaires et emmêlées dans Fringe) trouve ici une nouvelle forme : la ligne droite. Jusqu’où la piste empruntée par le père et sa fille dans Believe va-t-elle les mener ? Il est évidemment beaucoup trop tôt pour le dire, et pour savoir si la série se déploiera avec la même splendeur que Fringe ou s’écrasera aussi vite que Revolution (dans laquelle les chemins empruntés par les personnages sont trop proches de Lost pour que la série et ses créateurs aient quelque chose de neuf à raconter). Mais une fois de plus, l’envie de prendre la route avec Abrams et ses créatures est beaucoup trop forte pour ne pas les suivre, au moins quelque temps, dans leurs aventures.