En juillet 2007 les premières images de Cloverfield sont apparues sur le net sous forme de teaser aguichant. Pas de titre, pas de nom (hormis celui de J.J. Abrams, producteur), mais simplement un extrait impressionnant dans lequel la tête de la statue de la Liberté pulvérisait une rue de Manhattan. L’idée du film est assez radicale : filmer sous forme de document amateur (façon Blair Witch) un film de monstre (façon Godzilla), soit l’alliance entre la perfection des effets spéciaux et l’impureté du filmage à l’emporte-pièce. Une manière bien astucieuse de rénover le film catastrophe.
Les films au concept imposant se heurtent systématiquement aux limites que lui dessine celui-ci. Impossible d’aller au-delà. Mais pour autant, ces films ne se réduisent-ils qu’à leur concept ? Pas si les auteurs font preuve d’un minimum d’astuce. Or, de l’astuce, J.J. Abrams et son équipe en ont manifestement à revendre. Le tour de force, ici, est d’inscrire en filigrane au sein d’un faux document récupéré par l’armée, une histoire d’amour qui se tient et qui stimule le récit en donnant au personnage une motivation. En l’occurrence Rob, pris dans la panique ambiante due à l’attaque de Manhattan par un monstre géant, a pour but d’aller sauver son ex-petite amie, Beth, prisonnière des décombres de son immeuble, dont, on le comprend assez rapidement, il est encore amoureux. L’histoire est simple. La raconter avec un tel dispositif est complexe. C’est là que l’astuce intervient. Tout d’abord, la longue scène d’exposition : une fête pour célébrer la promotion de Rob durant laquelle nous sont présentés tous les personnages et les rapports qui les lient, ce qui nous laisse le temps de rentrer dans leur univers et d’être aussi peu préparés qu’eux à ce qui va arriver. Ce que Matt Reeves a parfaitement compris, c’est que le caméscope numérique double la position déjà voyeuriste du spectateur du sentiment éminent que nous violons une sphère d’intimité. Renforcer le réalisme ici, c’est aussi accentuer l’immersion. D’où la seconde astuce : le film est régulièrement entrecoupé de courts passages qui auraient étés enregistrés précédemment sur la même bande, durant lesquels on peut voir Beth et Rob se filmer pendant un séjour, avant que leur couple ne s’ébrèche.
Mais l’astuce ultime est de réussir à faire tenir le tout visuellement, avec un faux filmage amateur. Et la performance du découpage est assez époustouflante car le hors champ, l’espace et l’arrière-plan avec lesquels le film joue constamment, doivent paraître purement accidentel, puisqu’il va de soit qu’en pareille situation, il ne viendrait à l’idée de personne (pas même du cinéaste le plus impétueux) d’élaborer une quelconque construction cinématographique.
« Kon-Tiki est admirable et bouleversant. Pourquoi ? Parce que sa réalisation s’identifie absolument avec l’action qu’il relate si imparfaitement ; parce qu’il n’est lui-même qu’un aspect de l’aventure ! Ces images floues et tremblantes sont comme la mémoire objective des acteurs du drame. Ce requin-baleine entrevu […] nous intéresse-t-il par la rareté de l’animal et du spectacle […] ou plutôt parce que l’image a été prise dans le même temps où un caprice du monstre pouvait anéantir le navire et envoyer la caméra et l’opérateur par 7000 ou 8000 mètres de fond ?» Voilà ce que disait André Bazin du film de Thor Heyerdahl, Kon-Tiki, en 1954. Et c’est à peu près ce que tentent de reproduire aujourd’hui Reeves et Abrams dans Cloverfield en 2008 : apposer les enjeux baziniens à l’imaginaire hollywoodien qui, bien en peine de se renouveler, trouve là un nouvel éclairage inattendu. Comme si le film de monstre nous était montré du strict point de vue des figurants, soit de ceux pour qui comptent, non pas la manière dont va être réglée la catastrophe, mais comment en échapper. Spielberg avait tenté quelque chose de similaire avec La Guerre des mondes (2005) mais dans une optique plus cathartique vis-à-vis du 11-Septembre, édulcorée par les sempiternelles thématiques familiales. Si le traumatisme des images des attentats du World Trade Center est évidemment présent dans le film de Reeves, c’est surtout parce qu’on y décèle la curiosité perverse de ce qu’elles pourraient apporter au film catastrophe. Car elles furent, de loin, les images les plus spectaculaires qu’on ait pu voir durant ces dix dernières années. Hollywood ne pouvait pas ignorer pareil défi. Et sa capacité de recyclage, cyniquement, fonctionne à merveille.