Cinéma, l’ultime frontière. Voici l’équipe de la société de production Bad Robot. Leur mission : explorer l’étrangeté, redonner un coup de neuf et faire revivre l’univers de Star Trek en tentant de l’amener là où nul autre film ne l’emmena jamais. C’est donc le capitaine J.J. Abrams, créateur d’Alias et Lost, qui est le commandant de bord de cette opération de dépoussiérage. Et en bon bâtisseur de série, il relance avec succès cette franchise qui tronque le kitsch désuet pour les effets spéciaux spectaculaires.
S’atteler à un blockbuster geek c’est, de plus en plus, pour les réalisateurs, un challenge : transposer tout en le respectant un matériau préexistant au film qui charrie déjà sa propre mythologie et ses codes pour ne pas froisser les fans, doser savamment les clins d’œil et les références tout en construisant une intrigue susceptible de plaire à tous, supporter les impératifs de productions qu’un budget forcément monstrueux impose. Logiquement ce jonglage laisse peu de place à la création, difficile d’y insérer un peu de cinéma. L’alternative qu’a trouvée Hollywood récemment et à laquelle elle semble solidement s’accrocher, c’est d’adopter l’esthétique télévisuelle. Soyons clairs : par télévision nous entendons ce qui tiendrait de l’art d’écrire un scénario illustré par des images, là où le cinéma serait l’art d’écrire avec des images liées par un scénario. Autrement dit c’est cette forme mineure de cinéma qui sert principalement aux feuilletons télé et qui depuis une dizaine d’années trouve dans diverses séries américaines un point d’incandescence jamais atteint dans l’urgence de leurs récits. Il fallut pour cela qu’elle apprenne à gérer ce qui la distinguait des films de cinéma : un temps donné et renouvelable qu’elle a pour mission de combler. La télé ne demande pas nécessairement un talent de cinéaste, mais elle requiert beaucoup d’astuce. Alors il n’y a rien de surprenant à voir aujourd’hui Hollywood se tourner vers le plus astucieux des entrepreneurs télévisuels, J.J. Abrams, en mettant à sa disposition ses colossaux moyens pour ressusciter la plus geek des sagas de « essèfe » : Star Trek, née, on le rappelle, à la télévision en 1966. La boucle de la ceinture d’Orion se boucle.
C’est donc grâce à un rapport matière (le cinéma)/antimatière (la télévision) que le film se propulse. Côté matière : effets spéciaux dantesques, aventure intergalactique spectaculaire et casting calibré pour respecter les rôles d’origines. Côté antimatière : un scénario qui redéfinit tout l’univers mis en place afin que fans et profanes pénètrent le film avec un égal bonheur – les uns découvriront qui est le capitaine James T. Kirk, les autres apprécieront d’enfin connaître les origines du Dr Spock. Cet exploit-là n’est pas mince car il permet au film d’être à la fois un prequel (c’est-à-dire qui se passe avant), un reboot (c’est-à-dire qu’on efface tout et on recommence) et un sequel (c’est-à-dire qui s’inscrit dans la continuité des autres films). En gros Abrams nous sert le beurre, l’argent du beurre et une bouteille de lait en prime. Sympa !
La structure assez classique reprend le dosage ingénieux des montagnes russes qui, une fois que tout est en place (intrigue, personnages, décors et conventions type « téléportation »), se permet une accélération sans retenue pour le grand final. En fait, ce qui réussit à Abrams, c’est de lancer la machine, initier une nouvelle saga ou série en en définissant les grandes lignes qui leur donneront leur propre autonomie. Il nous présente ce monde futuriste (finalement assez rare dans les blockbusters) comme on fait le tour d’un terrain de jeu, en nous faisant miroiter tout son potentiel. C’est pourquoi ce film-ci est plus excitant que ce qu’il a pu faire dans Mission : Impossible III, franchise qui se distinguait surtout pour les propositions cinématographiques que ses metteurs en scène (Brian De Palma et John Woo) tentèrent d’imposer. Le traitement télévisuel d’Abrams, qui gonflait le film plus qu’il ne le remplissait, y résonnait délibérément trop creux pour tenir la distance. Star Trek, lui, est prometteur, et laisse espérer une saga de space opera digne d’intérêt, le genre ayant été surtout représenté sérieusement que par la récente et bien poussive dernière trilogie Star Wars de George Lucas.
L’erreur à ne pas commettre (mais qui sera malgré tout commise) serait de tomber dans le piège de la politique des auteurs, cette politique qui fit tant de bien puis tant de mal à la cinéphilie, en considérant Abrams comme un cinéaste, en prenant ses récurrences scénaristiques comme des thématiques de son œuvre et ses tics visuels comme la marque d’un style. Derrière son nom, se cache surtout une armée de scénaristes et de conseillers artistiques qui alternent séances de briefing avec phases d’écriture, prêts à faire corps unis pour mettre sur pied leur projet que J.J. mène en bon chef de chantier. L’auteur individualiste qui à travers le film d’exploitation livre sa vision du monde en filigrane dans les systématismes du genre n’a plus vraiment lieu d’être à Hollywood, d’autant plus que ce dernier s’affirmait surtout contre les studios, plutôt qu’avec eux. Face à un cinéma qui se mue en s’imprégnant des médias qu’il a jadis inspirés, il faut changer notre façon de le voir et accepter qu’un temps est révolu. Bref, comme le montre le film, pour faire peau neuve et passer d’un Spock (Leonard Nimoy) à un autre (Zachary Quinto), il faut reconstruire les bases tout en conservant l’aspect, comme les oreilles pointues par exemple.