Pour son huitième long-métrage en treize ans, Baltasar Kormákur porte à l’écran l’histoire vraie d’un pêcheur qui, durant l’hiver 1984, fut l’unique rescapé du naufrage d’un chalutier au large des côtés islandaises. Dédié aux pêcheurs islandais, Survivre tient le cap pendant une heure, avant de chavirer quelque peu sous le poids d’une reconstitution trop orthodoxe.
L’histoire d’un naufrage et d’un héros de la vie quotidienne : voilà qui, aux mains d’un habile réalisateur hollywoodien, aurait pu se transformer en film à grand spectacle magnifié d’une orgie d’effets spéciaux. Quoique Kormákur ait désormais un pied dans la grande Cité du cinéma (depuis 2010, avec État de choc puis Contrebande), il se détourne de toute tentation titanesque et opte pour une sobriété à échelle humaine. Son sujet est moins le naufrage, dont l’arrivée rapide dans la narration ne manque pas de surprendre, que ce survivant, ce brave et banal Gulli qui va nager près de six heures dans les eaux glacées pour rejoindre la terre. Survivre, voilà tout l’enjeu de ce film dont le titre ne nous trompait pas et qui est à son meilleur lorsqu’il reste au plus près de ce corps empâté bravant la nature hostile pour subsister par-delà la mort de ses camarades.
Car il trouve alors son ton à lui, qui contrarie tout panthéisme pour s’ancrer dans l’ordinaire. Il n’y a pas de Dieu au-dessus de Gulli, seulement une mouette en qui il trouve une improbable compagnie (on pense à Wilson, ce ballon de volley auquel Tom Hanks se raccrochait dans le désespoir de sa solitude, dans Seul au monde). La conversation naïve qu’il entame avec sa muette compagne d’infortune ajoute une touche d’humour à l’entrelacement déjà subtil de tension, de sublime et d’absurdité de ces scènes en pleine mer. Absurdité qui se prolonge jusqu’à l’arrivée inespérée du pauvre pêcheur sur une terre décidément déterminée à ne plus vouloir l’accueillir : impraticables, les falaises inhospitalières font barrage à ce corps fracassé par le violent roulis des vagues contre les rochers. Cette lutte contre une mort certaine, tel un parcours du combattant dont Gulli brave les étapes une à une, Kormákur la met en scène avec une certaine économie qui parvient à contrecarrer tout héroïsme.
L’humble reconstitution flirte avec un imaginaire qui n’a guère besoin d’un fond vert pour se déployer. L’autre prouesse du cinéaste est de parvenir à nous happer de longues minutes en faisant simplement émerger un visage de la masse noire que forment autour de lui l’eau sombre et la nuit sans étoiles. Le réalisme de ce huis clos paradoxal dérive vers une oppressante abstraction. Kormákur trouve ainsi dans cette partie ses propres images, de même que dans les images-archives qui se souviennent d’une éruption volcanique sur l’île de Gulli, qui confrontent le feu et la glace et confèrent une puissance mythologique à son film.
Mais tout bascule dans la seconde partie qui accompagne le retour de son héros à la vie, à la communauté, enchainant sagement des séquences plus convenues : les tests scientifiques, l’emportement médiatique face au miracle, le retour post-trauma au quotidien, la culpabilité du survivant parmi les familles endeuillées. On a presque l’impression de voir un autre film, étrangement démissionnaire, qui se laisse pervertir par ce syndrome rongeant dangereusement le cinéma contemporain : la soumission à l’histoire vraie. Le retour à la terre et à la réalité éloigne Survivre de ses territoires poétiques pour dériver sans trop se mouiller vers la sage reconstitution. Le bel hommage aux pêcheurs islandais abandonne son inspiration aux images qui lui préexistent et que l’on découvre dans le générique final. Certes, ces bandes vidéo confirment que l’acteur est bien choisi et ressemble fort à celui qu’on surnomma le « phoque ». Mais la véracité des faits et de leurs enregistrements semble surtout intimider un film qui, bien que la preuve (la science) n’ait pas vaincu le miracle (la foi) pour expliquer cette invraisemblable aventure, finit par céder à la première au détriment de l’élégance de son imaginaire.