Il est étonnant de constater à quel point en l’espace d’une année Luca Guadagnino a pu donner à voir deux films radicalement opposés. Il y a qu’en passant après Call Me by Your Name, Suspiria cherche en tout point à en encrasser la « joliesse » aristocratique, opérant un intrigant revirement. L’amoncellement et la monstration y sont préférés à la simplicité d’une ligne claire, la méfiance et la paranoïa aux mains tendues vers les autres, l’aventure vers le grotesque et le gore à la poésie rêveuse d’un amour de vacances. Si Suspiria n’a donc rien à voir avec Call Me by Your Name, il a aussi – et cela est plus surprenant – peu de chose à voir avec le film original de Dario Argento, une fois leur colonne vertébrale commune mise de côté. La trame est transposée de Fribourg au Berlin « divisé » de la fin des années 1970 (lorgnant sur Possession de Zulawski). Que l’on ait vu ou non le film d’Argento, la sorcellerie qui se cache dans les bas-fonds de l’école de danse où débarque la jeune Suzy n’est désormais plus l’objet d’un dévoilement progressif puisque son existence se révèle rapidement actée. Enfin, le récit est divisé en « six actes et un épilogue », donnant à la fois le ton du théâtre macabre dans lequel s’inscrit le projet et surlignant l’esbroufe généralisée dont il fait preuve (les actes n’ayant aucun impact sur la structure intrinsèque du film). De sorte que si la proposition d’une relecture volontairement éloignée du grand classique d’Argento pourrait être excitante sur le papier, son résultat à l’écran l’est beaucoup moins. Pire, Luca Guadagnino semble s’être emmêlé les pinceaux dans un ersatz boursouflé de film déviant, enfumage sans queue ni tête où toutes les pistes scénaristiques et plastiques paraissent n’être là que pour tenter, en vain, de donner de la substance et de la profondeur au néant qui le caractérise.
Procession
C’est que le cinéaste italien, nonchalant et trop peu investi par son sujet, ne parvient jamais à retranscrire la folie maladive que le scénario de son film, particulièrement confus, cherche à atteindre. En proposant une série de tableaux désincarnés, son Suspiria en devient même un véritable précis de condescendance, qui n’assume jamais pleinement son ancrage dans le cinéma de genre, soit en dissimulant ses pauvres visions dans un sur-montage frénétique (les innombrables plans de ce pot-pourri ne durent jamais plus de quelques secondes), soit en les encombrant d’ornements chics superflus (le film s’inscrit dans une recherche manifeste de légitimité culturelle et historique, convoquant Bauhaus et Le Corbusier entre deux tranchages de gorge). Dans cette logique d’accumulation (de plans, de personnages, d’intrigues, de thématiques et de références), le film s’éparpille durant 2h32 sur plusieurs pistes formant un ensemble abracadabrantesque où camps de la mort, bande à Baader, années de plomb, mennonites, ésotérisme et dédoublements (quand elle ne joue pas Madame Blanc, Tilda Swinton campe sans raison le rôle d’un vieux psychiatre prothésé) s’entrechoquent sans aucune justification ni finalité. Face à la simplicité taquine du film d’Argento, Guadagnino propose ainsi une version indigeste où gravité et sérieux règnent en maître. Les hommages rendus au Suspiria de 1977 ne se résument d’ailleurs qu’à quelques zooms furieux en début de film, très vite mis au placard, ou à une accumulation de soupirs et de souffles mortifères dispersés dans le flux sonore, montrant à quel point Guadagnino envisage le film d’Argento à travers un premier degré effarant. La grande procession finale, entre l’improbable B.O. de Thom Yorke (qui s’accorde maladroitement au film) et sa débauche de figures hideuses, synthétise tous les malentendus sur lesquels repose cette accablante supercherie : dans ce petit numéro préfabriqué se rêvant parangon d’extravagance, Guadagnino confond trouble et effet de flou, richesse et entassement culturel, débordement et bourrage vomitif.