Entre grosses productions hollywoodiennes et cinéma d’auteur, Tilda Swinton a travaillé avec Derek Jarman, Jim Jarmusch, les frères Coen ou Béla Tarr, et elle revient bientôt dans le troisième chapitre du Monde de Narnia. Inclassable : c’est précisément ce qu’elle est dans le dernier film de Luca Guadagnino, Amore, écrit pour elle, et avec elle. Inclassable, au sens propre : réfractaire à son enfermement dans cette nouvelle classe sociale qu’est la haute bourgeoisie milanaise, ici épinglée par le beau film de Luca Guadagnino. Amore peut se voir entièrement comme un film sur le corps : corps de l’actrice, corps social (esprit de corps et corps étrangers : le corps et le virus qui le met en péril), corps charnel enfin : car c’est la sensualité qui explose ici, plus encore que cet Amour avec un grand A promis par le titre.
Dit en italien, le titre est à lui seul une promesse, une invitation à la sensualité. Io sono l’Amore (« Je suis l’Amour ») : voilà un titre à l’italienne, qui roucoule, qui fait éclater comme un air d’opéra, qui promet un déchaînement de passions. Mais la première séquence est une glaciale contre-proposition : Milan ensevelie sous la neige, plongée dans une morne grisaille, découpée en une suite de plans fixes comme autant de clichés d’une nature morte. Chez les Recchi, riche famille d’industriels, on s’apprête à fêter l’anniversaire du patriarche, Edoardo Recchi Sr. En entrant dans cette demeure milanaise, le spectateur retrouve le terrain bien connu des grandes sagas familiales : le paterfamilias ne doit-il pas désigner ce soir son héritier, son fils Tancredi, dont le nom rend hommage aux Guépard de Lampedusa et de Visconti ? L’atmosphère feutrée absorbe les messes basses, surtout lorsqu’il est question du rôle du grand-père dans l’Italie fasciste. On contient sa rage, on ravale ses larmes et on boit sa honte en silence. Tancredi ose à peine répliquer lorsque son père, estimant que deux hommes ne seront pas de trop pour lui succéder, se désigne deux héritiers : son fils Tancredi Recchi et son petit-fils, Edoardo Recchi Jr., mettant en marche la fatalité tragique d’une rivalité œdipienne.
Scène parfaite pour une tragédie, la grande bâtisse milanaise est un pur décor : un espace de représentation maintenu artificiellement hors du temps. L’on y joue encore et encore la même pièce, on y perpétue les mêmes rituels depuis des générations, au point que les personnages plein de morgue posent pétrifiés dans leurs riches costumes, comme embaumés dans un gigantesque mausolée. Luca Guadagnino filme en larges plans fixes cette immense demeure à la somptuosité mortuaire : la mise en scène est, pour ainsi dire, méticuleuse, clinique. Baignés dans une pénombre que seul éclaire l’éclat de l’argenterie et du cristal, les personnages évoluent dans un espace hautement symbolique, où chaque objet fait signe (le décor est un décorum) et où les hiérarchies familiales et sociales s’inscrivent dans une organisation spatiale ostentatoire (le plan de table, le haut/le bas, etc.). Mais toute scène a ses coulisses : si l’espace visible est celui de la bienséance, l’action – le drame – se passe ailleurs, avant de retentir sur la place publique.
Car il y a, dans cette maison, un « corps étranger », littéralement. Celui d’Emma (Tilda Swinton) que Tancredi Recchi a ramenée de Russie pour en faire sa femme. Dans la première partie du film, déjà, elle semble légèrement en décalage, à l’écart, un peu différente. Il suffira de l’entrée dans la maison d’un autre corps étranger pour que la belle mécanique s’enraye et que le décor s’effondre. Ce sera Antonio (Edoardo Gabriellini), l’ami de son fils Edoardo Recchi Jr. Emma est étrangère parce qu’elle est russe, Antonio, lui, l’est parce qu’il est cuisinier. Un vulgaire cuisinier : un homme du peuple. Leur rencontre, nécessairement scandaleuse, va faire dévier le récit de sa trajectoire initiale : la grande narration romanesque, qui s’accordait si bien à son objet premier, la dynastie des Recchi, est battue en brèche par un récit plus intimiste, centré sur Emma et le cuisinier. Amore situe en fait l’affrontement entre tout un tissu de contraintes (familiales et sociales surtout) et les aspirations individuelles (la liberté, le bonheur, la jouissance même) au niveau d’un conflit entre une forme – la saga familiale – et un caractère – Emma : il rejoint par là le genre tragique.
Désormais, la caméra suit Emma et Antonio : un autre espace-temps s’ouvre, plus chaleureux, plus colorés, plus lumineux : Nice, le printemps, puis l’été. Le regard se libère et le corps habite l’espace autrement (on passe du plan fixe au panoramique, au travelling, voire à la caméra portée à la main). Le montage se fait plus libre, n’hésitant pas à suivre la fantaisie des protagonistes. On peut reprocher au film le caractère trop systématique de ce changement de style, mais on gagne, dans un premier temps, à l’accepter et à profiter de la transformation opérée sous nos yeux par Yorick Le Saux (directeur de la photographie des films d’Ozon, du Voyage du ballon rouge de Hou Hsiao Hsien, ou de Carlos d’Assayas). On passe de la surface à l’intime. Là où le gros plan renvoyait l’éclat des êtres et des choses, il donne maintenant à sentir et à toucher les textures, les odeurs, les couleurs. La matière première de cette explosion sensuelle est la peau, surface poreuse, de contact et d’échange. Malheureusement, Luca Guadagnino en fait finalement trop, et se laisse aller à des débordements lyriques, qui affaiblissent son propos, comme ce regrettable montage alterné assimilant l’orgasme à l’éclosion de la nature. La mise en scène frôle alors par instants le ridicule, par les excès d’une rhétorique, qui n’est plus maîtrisée (l’hyperbole, la métaphore, le symbolisme etc.).
En dehors de ces moments d’égarement, Luca Guadagnino réussit à peindre une galerie de personnages (on est dans le monde de l’étiquette, du standing, autant de termes qui rapprochent la haute société de l’institution muséale), sans se contenter de ne mettre en scène que des stéréotypes. Cela tient aussi, sans nul doute, au choix des acteurs : notamment Alba Rohrwacher, en fille artiste lesbienne, et Pippo Delbono, figure majeure du théâtre italien contemporain, homme d’affaires droit dans des bottes, ici, emblématique des médiocrités de cette nouvelle bourgeoisie qui s’est enrichie en s’arrangeant avec le fascisme. Et puis il y a le fascinant visage de Tilda Swinton, dont l’étrangeté dit déjà à quel point elle (Emma, mais aussi Tilda, sans aucun doute) est réfractaire à toute norme et toute normalité prescriptive. Le rôle a été écrit pour elle, et avec elle, mûri pendant sept ans. Et l’histoire d’Amore peut se résumer par l’incroyable présence filmique de ce corps révolutionnaire, dissonant dans le grand opéra joué par les Recchi.