La première heure de Bones and All repose en grande partie sur l’ambivalence de Maren, son personnage principal. Le brouillard que Guadagnino entretient autour d’elle passe par un détournement des genres, d’abord l’horreur (le réalisateur signait, il y a quatre ans, un remake de Suspiria), puis le teen movie, et enfin le road movie. La scène pré-générique donne ainsi à voir par deux fois la dualité du personnage. Des lycéennes organisent une pyjama party à laquelle Maren, interdite de sortie par son père, se rend en s’échappant par la fenêtre de sa chambre. Le plan fixe de la fugue, filmé de l’extérieur, inscrit le rectangle de lumière de la fenêtre de Maren dans l’épaisseur de l’ombre projetée du feuillage d’un arbre imposant. La personnage, s’en extirpant, paraît — littéralement — sortir des ténèbres, traversant la première interface du film, qui révélera sa doublure. Et pour cause : quelques minutes après, celle qui semblait incarner une innocente figure adolescente américaine se révèle cannibale en mangeant le doigt verni que lui présente une amie. Filmées en plongée totale, les deux filles sont couchées sous une table au large plateau de verre, un dispositif qui orchestre la confrontation des univers de Maren comme s’il réunissait ses deux pendants, irréconciliables : la répugnance de la première scène cannibale du film, et les accessoires de beauté posés sur le plateau de verre, qui paraissent flotter au-dessus d’elle.
Cette mise au jour du double de Maren est suivie d’une succession de plans révélant d’imposantes lignes électriques qui se détachent de la nuit : la circulation de l’électricité, associée à ces structures menaçantes, apparaît de fait comme vectrice d’énergies négatives. Les premiers plans de Bones and All dévoilaient d’ailleurs de vastes paysages naturels découpés par d’immenses lignes à haute tension, préfigurant le road trip à venir, sur lequel pesait déjà l’ombre de ces câbles striant l’espace. Ces rapports entre l’énergie et la monstrueuse nature du personnage continuent d’être entretenus au fil de son voyage lors de parasitages d’appareils électriques (les bruits stridents émis par une télévision ou l’irrégularité de la lumière émise par une lampe). Cette analogie fait inévitablement penser au cinéma de David Lynch et particulièrement à Twin Peaks : The Return, où les trajets du doppelgänger de Dale Cooper, Mr. C, sont accompagnés par d’instables contre-plongées qui suivent, en accéléré, le défilement de lignes électriques. Malgré le dépliement d’abord patient de cette figure duelle, le film entreprend soudainement — et c’est à partir de là qu’il perd sa force — d’unifier les deux facettes de Maren, en la faisant rencontrer d’autres cannibales (des « comme nous », disent-ils entre eux), capables de se flairer les uns les autres, formant une simili-communauté.
Au crépuscule
Passé l’entame du récit, l’intérêt du film tient essentiellement à la manière dont il organise la traversée d’une Amérique crépusculaire, par la collection de ciels filmés à la percée de la nuit, mais aussi les maisons et plus généralement les villes que Maren traverse, toutes aussi décrépies les unes que les autres. Guadagnino amplifie, jusqu’à l’excès, les effets les plus convaincants de la première partie : d’innombrables grondements sonores appuient les jump scares, les fondus enchaînés se multiplient de manière indigeste, et ces paysages devant lesquels on ne s’arrête jamais paraissent défiler à l’infini. Le réalisateur fait l’erreur, dans le même temps, d’abandonner son personnage à diverses sous-intrigues inconsistantes, comme celle consacrée à la recherche de l’identité de sa mère, et surtout sa rencontre amoureuse avec un autre cannibale, Lee, incarné par un Timothée Chalamet plus androgyne que jamais. Sans explorer plus avant l’ambiguïté de ce personnage, la romance tourne en rond et accouche de scènes anodines, voire franchement ridicules (leur interminable discussion au soleil couchant), convergeant vers un climax conclusif aussi pénible qu’attendu. Reste toutefois, dans les plis de ce film très inégal, le portrait profondément noir d’une Amérique sinistrée : le dégoût que produisent les scènes de cannibalisme ne constitue au fond que le reflet de celui suscité par la misère sociale et la violence latente d’une société toute entière. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’ultime scène, relecture peu inspirée de Roméo et Juliette, dans la manière dont elle se fait l’écho d’une horreur somme toute ordinaire.