Quand en 1989 Jane Campion réalise Sweetie, son premier long-métrage, elle n’est pas encore la réalisatrice qu’on connaît, saluée chaque année à l’approche du Festival de Cannes, dont elle est la seule femme à avoir gagné la Palme. Le film est toutefois nourri des obsessions et motifs qui parcourent toute l’œuvre de la Néo-Zélandaise, que cette ressortie donne l’occasion d’appréhender de nouveau en salles. Mais si on prend les choses dans l’ordre, c’est à son premier court-métrage réalisé sept ans plus tôt, An Exercice of Discipline – Peel, que Sweetie ressemble le plus. Avant d’être un excellent portrait de femme, comme le seront tous ses films, Sweetie est une représentation de la famille – une famille étouffante, enracinée en chacun de ses personnages. Dans la suite de sa filmographie, Jane Campion ne filmera plus que des femmes émancipées de ce cadre, à commencer par la Ruth de Holy Smoke – une des premières scènes de ce film précisément, qui voit les proches de Ruth s’inquiéter au pays pour la jeune femme qu’ils croient perdue dans son voyage en Inde et aux confins de la spiritualité, semble située dans le cadre même dans lequel se débat la protagoniste de Sweetie.
Blood’s thicker than the mud
Sweetie est un double portrait sororal. De mêmes parents sont nées Kay, jeune femme mince, angoissée, constamment réservée ; et sa sœur Sweetie, exubérante, capricieuse, délurée. Tourmentée, en plein doute face à son mariage avec Louis dont toute sensualité a disparu, Kay est rappelée à son passé quand sa sœur Sweetie s’installe chez elle sans crier gare. Un rappel aux origines envahissant et dont Kay ne peut se défaire, obligée d’intégrer sa sœur à son quotidien déjà peu reluisant. Leur père finit même par les rejoindre, tout juste abandonné par leur mère, partie vivre enfin la vie qu’elle voulait. Cette petite famille gênante est comme re-composée : une nouvelle fois ; et elle va faire un bout de chemin jusqu’à ce que chacun se retrouve une nouvelle place.
Comme dans son premier court, qui voyait un trio sœur-frère-fils/neveu se quereller au bord d’une route pour des pelures d’orange, Jane Campion cherche l’émancipation féminine au milieu des petits dérèglements familiaux, des doutes, des angoisses. La quête ici est simple, elle mènera la protagoniste hors de soi, vers sa sexualité surtout – comme si le corps finissait par reprendre ses droits sur l’espace mental sclérosé par la peur. La nature et le végétal, comme souvent chez la réalisatrice, ne cessent d’envahir le réel, le lieu des émotions – ici le petit monde triste dans lequel Kay s’est enfermée malgré elle. Le symbole de l’arbre est central : c’est d’abord celui que Louis cherche à faire pousser au milieu du béton, comme emblème de son amour et de son union avec Kay (effrayée, elle arrache et dissimule l’arbuste pathétique). C’est l’arbre familial : la généalogie, passée ou en devenir. Depuis le vide qui sépare ses deux sujets et devant l’étendue des possibles dont leur différence rend compte, la caméra se tient et observe. Avec des plans très composés et des personnages souvent statiques le film traîne, malgré son attachement à un réel hanté par l’angoisse, un air d’étrangeté onirique, parfois même loufoque.
An exercice of discipline
L’arbre, c’est aussi celui en haut duquel se tient Sweetie pour son ultime cabriole – car le film fait la part belle, comme souvent chez sa réalisatrice, au portrait féminin. Si elle ne va pas sans ce double sensé et effrayé qu’est sa sœur Kay, le titre ne ment pas, c’est bien de Sweetie qu’il s’agit avant tout. De cette jeune femme certes un peu folle, mais surtout libre de tous carcans, qui fait de la vie ce qu’elle veut, et la brûle par les deux bouts. La folle Sweetie qui joue et se joue des autres jusqu’à la fin, avant de nous laisser dans une dernière pirouette, qui tient autant de la crise d’hystérie que du suicide joué par l’artiste sur scène, dans un dernier geste, face à son public impuissant. Le film se termine comme une ode à son personnage éponyme, le beau portrait d’une femme atypique, sacrifiée en un sens à la libération des autres. C’est dans cette ambivalence même, un élan mi-libertaire, mi-désespéré, que Sweetie se distingue comme le plus singulier des films de Jane Campion. L’aridité de l’œuvre de jeunesse laissera bientôt place à une représentation ouverte de la sensibilité (Un ange à ma table), romantique même (La Leçon de piano), tenue en tous cas à distance de ses démons familiaux.