Les films de Jane Campion ne se dévoilent pas à la première lecture. La sortie du DVD Portrait de femme dans la collection Les Films de Ma Vie est une aubaine (sans compter le documentaire ajouté en supplément). Quiconque souhaite comprendre son système doit connaître sa filmographie pour dégager une cohérence et se débarrasser des clichés véhiculés par l’adaptation littéraire, les films en costume, souvent taxés d’académisme pompeux. Jane Campion n’est pas James Ivory ni Billy Wilder, elle se concentre sur un point de vue féminin, autant dans sa mise en scène que dans son scénario. Les femmes des sociétés victoriennes l’inspirent, les romans qui en découlent encore plus. Pour son cinquième long métrage, elle choisit d’adapter Portrait of a Lady, de Henry James, un roman-fleuve où il ne se passe rien, hormis « le voyage d’une femme en enfer, sa rencontre avec les ténèbres, et, peu à peu, son éveil à la conscience ». Portrait de femme n’est rien d’autre que le premier pas à la fois franc et fébrile de la réalisatrice vers l’éblouissant Bright Star.
La révélation du prologue
Portrait de femme tient sa force dans son prologue. Une voix de femme raconte ce qu’il y a de merveilleux dans un baiser avant que le générique apparaisse. Les voix s’alternent, se mélangent, se chevauchent, toutes parlent d’amour, de petits détails puis l’écran noir disparaît, les voix se taisent et apparaît un groupe de femmes, qui du centre s’écarte pour former un cercle ou le contour d’une bouche, puisque l’objet du désir de ces confidences s’avère être le premier baiser. Ces femmes se ressemblent, d’une part parce qu’elles parlent de désirs similaires, que les visages se confondent, que les voix se perdent, elles s’allongent, les unes sur les autres, au beau milieu de la nature, forment l’ébauche d’un cercle, symbolise leur fusion dans une magnifique communion charnelle et spirituelle.
À partir du moment où ces femmes regardent la caméra, l’objet devient convoité, le noir et blanc laisse place à la couleur, aux mouvements, ces femmes dansent devant nous, sans nulle gêne. Deux époques s’opposent. Les sages femmes silencieuses filmées en noir et blanc face à celles plus libres, sourires aux lèvres, des femmes contemporaines, walkman aux oreilles, piercing au nez et couleur café. Sur la paume d’une main féminine, la main gauche, celle que l’on surnomme la main du cœur, vient s’inscrire le titre du film pour aussitôt se faufiler lentement vers la gauche et introduire vers la droite, au plan suivant, une femme, Nicole Kidman, lady américaine venue passer des vacances chez son oncle en Angleterre. Jane Campion place d’emblée son sujet : une femme, un visage, des larmes. Elle esquisse un portrait, l’art du peintre, en donnant à voir le for intérieur d’une femme, avec une lumière naturelle et une peau sans poudre de riz. Jane Campion semble aussitôt écouter les points de vue féminins. Elle ne s’adresse pas aux femmes, elle met en scène leurs désirs, elle va alterner entre le collectif et le singulier, entre une femme et toutes les autres. La flûte de pan qui invite ces femmes à danser convie à l’onirisme, à un idéal romantique, ces femmes s’amusent dans un jardin d’Eden où les hommes n’y ont aucun droit d’entrée, ces femmes, entre elles, invitent, si on ose l’avouer, à l’homosexualité.
Le film s’ouvre sur un échec. Les larmes d’Isabel Marcher (Nicole Kidman) dressent un portrait d’une femme en pleurs, assise au pied d’un arbre (un rappel à l’éden précédent), un vrai contraste avec celles heureuses parfois énigmatiques du prologue, mais aussi une complémentarité : ces femmes vues au début se retrouvent dans une femme, notre héroïne.
Le premier à parler est un homme, le prétendant d’Isabel Marcher dont nous apercevons ses bottes, sa main, avant d’entendre sa voix puis apercevoir son visage. Est-ce lui la cause de ces larmes ? Pour répondre à cette question, il faut attendre le plan suivant. Les yeux rougis, Isabel Marcher ne parle pas mais la première phrase prononcée témoigne d’un caractère effronté. Isabel n’est pas comme les autres même si l’histoire prouve qu’elle le devient puisqu’elle n’est pas une femme mais plusieurs. Cet instant crucial au milieu de la nature ramène à la fin de ce film. Dans ce même espace, enneigé, endeuillé, sous ce même arbre (une situation comparable à La Leçon de piano et Bright Star), Isabel écoute la déclaration d’amour de l’américain Caspar Goodwood (Viggo Mortensen), Isabel, mariée à « un marquis de Sade » sans un sou, Gilbert Osmond (John Malkovich) résiste à ses avances (comme elle résista à celle de tous les autres) lutte contre son désir pour, enfin, embrasser cet homme, dans une étreinte autant passionnée que pleine de retenue. Elle est indécise Isabel, double. Sans cesse, la duplicité des personnages dans ce film définit leurs actions. Madame Merle (l’amie d’Isabel mais aussi la maîtresse d’Osmond) représente le mal présent aussi chez Isabel, son vieux double diabolique. Dans le rôle de la jeune Pancy (la fille d’Osmond), Isabel projette autant ses peurs (la soumission) que ses désirs romanesques (l’idylle avec Edward Rosier interprété par Christian Bale). Dans cette scène finale, Isabel ne sait toujours pas quelle décision prendre. Pleine de peurs, de doutes, elle s’échappe vers la maison de son oncle, son pas affirmé autrefois s’avère désormais teinté d’hésitation. Elle s’arrête au pas de la porte, se retourne, quel destin l’attend ? Les interprétations sont libres, moins que dans le roman, certes, mais Jane Campion montre à merveille, avec des détails anodins, que la liberté à un prix, elle se gagne, encore faut-il le vouloir. Isabel sait elle ce qu’elle veut ? Mais qui est Isabel ? Avant de se marier à un vil amant, Isabel refuse toutes demandes en mariage. Rebelle, elle souhaite voyager, vivre sa vie avant toutes choses. Les hommes lui tournent autour mais elle préfère vivre de ses fantasmes. Pourtant, cette liberté est mise en cage. D’une part, sa famille joue un rôle important pour imposer des conventions dont elle s’affranchit. Son cousin tuberculeux et bienveillant, Ralph Touchett (Martin Donovan) la chaperonne, désireux aussi de comprendre ce qui la pousse à refuser des hommes à ses pieds. D’autre part, ce qu’Isabel cherche à fuir, le mariage, n’est qu’un prétexte à de faibles et naïves convictions. Ce sont ses propres idées qui la mettent en cage.
Le cloisonnement et la Folie
Que ce soit des portes fermées, des rideaux, des barreaux d’une fenêtre, un couvent, des mœurs, une cage, un verre à l’envers, Isabel vit enfermée. Ses idées d’évasion ne sont que des mensonges. Elle cherche l’amour quand bien même elle ne cesse de le repousser. Son désir se vit dans l’imaginaire, il se fantasme. Si elle refuse les hommes, elle les imagine la caressant. Et comme toujours chez Jane Campion, un détail anodin vient susciter l’appel de la chair : une main. La main qui effleure la joue d’Isabel. Cette même main qui annonce le titre du film ou encore, cette main sculptée sur laquelle elle dépose ses larmes de femme mal aimée. Une fois mariée avec un homme pauvre (acte ultime de rébellion), Isabel vit malheureuse, pleure en continu. Autrefois insoumise, la voici devenue obéissante à son mari. Plus il l’humilie, plus elle cherche son amour. Ralph cherchait à comprendre la logique de ses actes, mais comment y parvenir puisqu’Isabel est autant pleine de contradictions qu’aveugle. Tout lui échappe par naïveté ou éternel romantisme. Elle ne voit pas ceux qui l’aiment avec sincérité, ni ceux qui la bafouent sans vergognes. Une dernière chose, tous possèdent des animaux de compagnies, sauf Osmond. Il n’en a pas besoin : Isabel, Mme Merle et Pansy lui sont soumises.
Pour symboliser la folie de ses personnages autant que leur schizophrénie, Jane Campion les floute ou les dédouble. Quand une révélation, bonne ou mauvaise arrive, elle décadre ses plans, les renverse, ce qui surprend de prime abord bien que ces procédés définissent l’impétuosité de sa mise en scène. Enfin, quand il s’agit de décrire l’image du bonheur conjugale, elle choisit l’ellipse. Il n’y a pas de transition entre la rébellion d’Isabel et sa soumission, les deux demeuraient déjà en elle. Isabel commence ce film et le termine, malheureuse.
Portrait de femme comporte des passages incompréhensibles. Déjà, par principe pascalien, si le cœur a ses raisons que la raison ne connait pas, il ne faut pas chercher à comprendre Isabel, à l’image d’un cercle lunaire, elle est lunatique, instable, imprévisible, ambiguë. Des moments paraissent incongrus, comme cette mise en scène de son périple version muet et surréaliste à la limite de l’absurde. Jane Campion ose les dérives imaginaires. L’Italie dans ce film, lieu de vie d’Osmond, est sombre, souterraine, ne ressemble pas aux clichés des cartes postales. Isabel se promène dans des lieux hantés par la mort (ruines, musées, choses inertes et sans vie), à l’extérieur, la surexposition prime, les contrastes entre l’ombre et la lumière sont décuplés et les sens se perdent. Rien ne ressemble à la réalité mais plutôt à un « romanesque morbide ». Plus on avance dans ce film, plus afflue les gros plans liés à l’isolement d’Isabel. Et la musique s’accélère (Schubert avec La Jeune Fille et la Mort déchaine les cordes du sensible), dramatise (lors de la scène du baiser d’Osmond et Isabel, Jane Campion choisit Wojciech Kilar, compositeur du Dracula de Coppola, pour conférer un sens gothique à ce passage loin des séductions coutumières à ce genre) mais la musique appuie aussi les fantasmes d’Isabel. En définitive, voici le portrait d’une femme toujours en fuite, prête à s’amouracher d’un éternel insatisfait, ignorant qu’on puisse lui nuire, poussé par une peur des hommes, du sexe, de l’abandon. Elle résiste à la réalité pour mieux la fantasmer. Ces préoccupations là existent uniquement dans le cinéma de chez Jane Campion.
Télé-réalité d’un tournage
Derrière l’unité de ce film, un documentaire associé au DVD vient apporter des sources complémentaires abasourdissantes. N’importe qui, habitué de suppléments DVD a déjà l’idée de complaisance liée à ces faux documentaires formant de véritables publicités à des films pourtant bien établis (ou pas). Ici, c’est tout le contraire. Sur la jaquette, aucune mention des auteurs, ni nom, ni date, ni durée. Quelle surprise de découvrir ces quarante cinq minutes dans les coulisses d’un tournage difficile, avec des confidences surprenantes sur les métiers du cinéma, des propos sans pincettes sur la réalité d’un tournage, avec la sincérité brute des semaines (quatorze) passées à réaliser Portrait de femme. Personne ne voit les acteurs s’exprimer sur cette incroyable aventure humaine, assis devant l’affiche du film, maquillés à outrance, sourire aux lèvres, au contraire, ici, pas de maquillage, ni discours établis. Le documentaire semble sortir d’archives inédites, poussiéreuses, l’image est saturée, ni noir et blanc, ni couleurs, le grain est grossier, les plans ne sont pas cadrés et viennent surprendre les acteurs lors des préparations des scènes. Les deux réalisateurs sont là où on ne les attend pas. Jane Campion s’exprime sur la direction d’acteur, au saut du lit, entre deux scènes, ou sa fille en bas âge dans ses bras. Il y a son amour pour les romantiques éperdues, son aveu d’avoir elle-même été une femme naïve, toujours attirée par les mauvaises rencontres, les « scélérats sophistiqués » comme Osmond. Sans raccords, on saute de scène en scène pour découvrir John Malkovich expliquant son incapacité à nouer des relations pendant un tournage étant donné son « mauvais caractère » puisqu’il « n’est pas si facile avec ses collègues et que c’est mieux s’il la ferme ». Tantôt Jane Campion sèche les larmes de Nicole Kidman troublée par autre chose que le tournage tout en sermonnant John Malkovich : « Des fois tu es Osmond, des fois non. Ce n’est pas comme ça que je vois John Malkovich. » La réalisatrice rappelle que chaque jour coute 100 000 dollars, dès lors, des choses inacceptables, comme l’impolitesse, le deviennent. Tout y est dans ce documentaire. Un tournage théâtral avec la palme de l’actrice insupportable pour Miss Shelley, toujours à oublier son texte, retarder le tournage ou se plaindre sur sa mauvaise santé. La palme du briseur de rêves à John Malkovich, à la sensible, sincère (et pleurnicharde) Nicole Kidman, à la compatissante place du second rôle à Barbara Hershey (compréhensive, elle n’ennuie pas la réalisatrice avec ses questions, après tout, elle vit dans l’ombre du rôle principal), et en dernier, la palme du rigolo à Richard E. Grant (toujours plein d’humour, même enfermé dans une cage en bois en attendant sa scène). Qui veut savoir la vérité d’un tournage doit voir ce documentaire. Les techniciens se disputent, les producteurs cherchent les mots justes pour virer l’actrice insupportable, la réalisatrice s’avoue tantôt inspirée, tantôt pas, chacun vient mettre son grain de sel dans les dialogues du scénario, les figurants s’endorment, avachis au milieu d’endroits incongrus. Un tournage à l’état brut, à l’image de la nature humaine.