Le nouveau film de Jane Campion s’ouvre sur quelques arpèges de guitare formant une boucle incertaine, un air en suspension, comme au bord de la rupture. Plus tard viendront des violons et un piano désaccordé, sur une partition de Jonny Greenwood qui rappelle, un ton en dessous, la bande-son de There Will Be Blood et de Phantom Thead de Paul Thomas Anderson. Pas de « fil fantôme » dans ce western revisité, mais une corde, justement, accessoire important dans la trame du récit, et le motif le mieux susceptible de rendre compte de la tension confinant à l’asphyxie que le film entretient tout du long. Le cinéma de Campion a souvent présenté l’espace domestique comme étouffant, l’émancipation de ses héroïnes devant en passer par une rupture avec le cadre familial. The Power of the Dog, s’il se concentre cette fois sur des figures masculines, reconduit cette dimension obsidionale dans la promiscuité du ranch dont sont propriétaires les frères Burbank, Phil (Benedict Cumberbatch) et George (Jesse Plemons). « Romulus et Remus » : c’est ainsi que Phil introduit la fratrie dans une formule qui révèle leur rivalité en même temps que sa vénération pour les Pères fondateurs (les hommes de la Frontière : « Lewis and Clark – they were real men in those days » dira-t-il plus tard) tandis que l’image de la louve nourricière renvoie déjà à une forme trouble de sensualité. Leur « louve », ajoute-t-il, c’était « Bronco » Henry, leur mentor, celui qui leur a tout appris, et Phil ne cesse de convoquer son souvenir. Si « bronco » renvoie au cheval indompté, philippus désigne, en latin, l’amoureux des chevaux.
Ce petit jeu de références suggestives installe les thèmes du film, à commencer par la tension entre sauvagerie et civilisation. L’action se passe en 1925, lorsque le Montana se modernise avec l’arrivée du chemin de fer ; Phil entend conserver, a contrario, un rapport charnel et primitif avec la Nature, et renouer avec l’esprit des pionniers. La corde qu’il confectionne avec des lamelles de peau de bœuf, et autour de laquelle son désir érotique se noue, nous évoque par là celle, toute aussi mythologique, avec laquelle Didon délimite les bornes de Carthage. Son impulsivité et sa cruauté contrastent avec la douceur de son frère, qui cherche à s’établir. Une scène pose au début du long-métrage la dynamique de leurs rapports en inscrivant leurs corps dans une géométrie sexuée : dominateur, Phil se dresse au sommet d’un escalier, dont la rampe (redoublée par une poutre) s’inscrit dans la continuité de ses membres et de son entrejambe, quand George est assis en contrebas, son chapeau rond posé à l’envers sur ses genoux. Le mariage de George avec une veuve du voisinage, Rose (Kirsten Dunst), sème la discorde au sein de la maisonnée. La symbolique, là encore, est transparente : elle est la rose plantée dans une terre inhospitalière et déjà à moitié fanée, presque aussi sèche que les fleurs de papier que confectionne son fils, Peter (Kodi Smit-McPhee). La sensibilité et les manières efféminées de ce dernier suscitent les sarcasmes de Phil qui, au mitan du film, entreprend d’en « faire un homme ».
À fleur de peaux
The Power of the Dog n’emprunte pas pour autant le schéma d’inversion initiatique qui était celui de l’un des précédents films de la cinéaste, Holy Smoke, dans lequel un vieux séducteur dégoûtant et misogyne était embauché par une famille pour rapatrier d’Inde et « redresser » une jeune femme, et finissait par être lui-même dépouillé des oripeaux de sa virilité en carton. Ici, il s’agira moins de déconstruire le mythe du héros viril, ou du lonesome cowboy, que de rendre compte d’une passion singulière et inavouable qui ronge, littéralement, un homme. D’où la tonalité morbide du film, où tout semble en voie de décomposition (à l’image de ces vaches contaminées par l’anthrax). C’est cette morbidité que Peter, jeune étudiant en médecine, va ausculter. Là où, fétichiste, Phil recherche la jouissance dans la caresse du cuir, dans les peaux animales substituées à celle, absente, de « Bronco » Henry, Peter dissèque les bêtes pour connaître et décrire ce qu’il y a sous leur peau. Si cette complémentarité clinique, cette autre gémellité déroutante, n’est pas sans intérêt, le plus gros du long-métrage n’échappe pas à la pesanteur du huis-clos familial, alternant les épisodes sadiques (une nouvelle « leçon de piano », douloureuse pour Rose : on n’a sans doute pas vu cette année de personnage aussi ingratement traité que celui de Kirsten Dunst) et quelques instants de tendresse (une larme essuyée qui dissipe le flou d’un arrière-plan) ou de volupté à l’imagerie finalement assez pauvre.