La bande-annonce avait quelque chose pour elle d’une certaine promesse. En plantant les visages sévères de Meryl Streep et Jeff Bridges dans un décor lissé de ville futuriste, en jouant la carte de la révolution, elle faisait sentir ce que la science-fiction peut apporter de mieux lorsqu’elle rappelle au présent. C’était sans compter sur l’adaptation du best-seller en teen movie édulcoré. Sans compter la fuite affolante de son sujet par son réalisateur. La question de la révolution a pris depuis quelques années un essor considérable dans le cinéma hollywoodien. On peut citer la série des Planète des singes, V pour Vendetta, Elysium, ou encore – eux aussi dans le registre du teen movie –, l’explosion des Hunger Games. Contre la machine spectaculaire cependant, ce genre de discours s’avère rarement crédible, toujours déjà intégré par ce qu’il voudrait remettre en question. The Giver est loin de faire exception à la règle.
Teen movie
Dans une ville aseptisée, presque un village moderne, chaque membre de la population se voit désigné une tâche particulière qu’il devra accomplir tout au long de son existence. Ici, le quotidien est contrôlé dans ses moindres détails. Les enfants sont élevés par des parents choisis pour eux au hasard (ou bien de manière très calculée, ce qui revient finalement au même ; le film ne s’embarrasse de toute façon pas à nous expliquer les critères de cette distribution). Choisie sur le volet par une société quelque peu fasciste qui se débarrasse au berceau de tous les êtres inférieurs, anormaux, la population est donc uniquement composée de belles gens (ce qui n’a pas dû tellement bouleverser le catalogue du directeur de casting du film), dont notre Adonis adolescent : Jonas (« la colombe »). En plein marasme émotionnel, notre jeune premier pourra alors se sentir mal et étranger à souhait dans sa pseudo-cellule familiale. Premier argument du teen movie : la révolution commence contre la hiérarchie parentale.
Deuxième argument du teen movie : le passage à l’âge adulte, la découverte du monde, de l’autre. Pourtant, aussi prude que ses bourreaux, le film n’ira jamais jusqu’à considérer une quelconque sexualité. Dans cette société où l’amour est interdit, jusqu’à son évocation (le langage étant lui aussi contrôlé), on est même en droit de se demander comment on fait les bébés (le film n’y répond pas). Les deux adolescents (Jonas et sa belle) s’arrêtent eux au stade d’un bisou aqueux sous une cascade. Mais il est fort à parier qu’il y aura une suite, et que le film deviendra un peu — et qu’il ait été pensé comme — le pendant masculin de Twilight. On peut donc envisager qu’il en vienne lui aussi à considérer la sexualité de son mâle après plusieurs épisodes, avec autant de pincettes que la société qu’il dépeint.
Coup de lame
Jonas entre donc dans la vie active, et le rôle pour lequel il est choisi, privilégié, est celui de gardien et passeur de la mémoire. D’une mémoire qui doit rester secrète car elle révèle que les choses n’ont pas toujours été aussi mornes (autre incohérence scénaristique : on se demande bien alors pourquoi cette société n’a pas éradiqué depuis longtemps ce rôle du giver, puisqu’il représente un tel danger pour elle). Il va donc en un sens, presque ex nihilo, découvrir « la vie ». Plaisir immense d’une naissance. Il y avait là un dispositif parfaitement cinématographique qui aurait pu permettre l’émergence d’un cinéma de la sensation. Comme Scarlett Johansson l’extraterrestre découvrait il y a peu dans Under the Skin le sifflement du vent, le froid, la sensibilité de sa peau, la vue. Encore eût-il fallut que le film s’aventure du côté de l’expérimentation : dans cette ambition qu’Under the Skin afficha dès son ouverture avec l’image d’un œil qui n’était pas sans rappeler celui que Buñuel avait quelques décennies avant lui fendu d’un coup de lame de rasoir andalou. Exigence d’un cinéma qui renouvelle le regard, qui voit toujours pour la première fois.
Or, ce qui s’offre à Jonas, ce sont les images les plus réactionnaires et les plus ressassées de leur histoire. Celles d’un bonheur explosif en 35 mm (qui viendrait « clasher » avec la morbide et plate image numérique de la ville funèbre). Bébés hagards, légèreté des robes qui tournoient dans une fête au soleil, faune et flore épanouies… Notre Apollon se voit confronté à des archives publicitaires. À peine pénètre-t-il la vie que l’en voilà déjà dissocié, mis à distance, maintenu en sa qualité de spectateur obligé de contempler un impossible présent. En préservant la séparation, The Giver s’assure ainsi de ne jamais heurter ni déplaire, et donc aussi de ne jamais toucher ni surprendre. Jonas semble avoir cédé une servitude pour une autre. Trompé de révolution.