C’était en 1989, six ans avant que le film ne sorte sur les écrans français. Le nom de John Woo n’était pas encore la garantie de succès qu’elle est devenue aujourd’hui, mais la Croisette cannoise, pour ceux qui ne se pâmaient pas devant Sexe, mensonges et vidéo, bruissait des murmures étonnés des spectateurs des sections parallèles : on avait découvert un bijou du polar comme on n’en avait jamais vu. Vingt ans après, The Killer retient toujours son pouvoir de fascination, surtout parce que l’art de John Woo s’y exerce comme rarement aussi intensément dans sa filmographie — l’art d’un cinéaste dont le plus grand talent est certainement d’avoir toujours su accorder sans fausse note cinéma d’auteur et divertissement.
Lorsqu’il sort The Killer, Woo n’en est certes pas à son galop d’essai. Sans compter ses nombreuses participations à des films de commande, il a déjà signé les deux premiers épisodes du Syndicat du crime, diptyque extraordinaire plus tard expédié dans un troisième et ultime épisode signé du producteur Tsui Hark. Cela étant, The Killer est à la fois le moment où l’iceberg Woo commence à être apparent pour les Occidentaux — faisant de ce film le « premier » dans notre perception artistique — mais également, et surtout, celui qui condense avec l’intensité la plus forte, la virtuosité la plus remarquable les topos présents chez le réalisateur. Les Trois Royaumes auront certainement besoin d’un peu de temps — et de la découverte de la version longue — pour pouvoir, éventuellement, supplanter le film qui reste le magnum opus incontesté de John Woo : The Killer.
Au bord de l’eau
Aux côtés du désormais célèbre roman des Trois Royaumes, quelques autres romans partagent dans la culture chinoise sont considérés comme les plus populaires. Parmi ceux-ci, le roman fleuve Au bord de l’eau, attribué à Shi Nai’an, mais réellement une retranscription de la tradition orale des XIIe et XIIIe siècles, qui retrace l’épopée des 108 astres de la destinée, héros hyperboliques et grandiloquents, en butte au pouvoir impérial corrompu, et donc contraints de devenir bandits de grand chemin (traduction-adaptation de l’expression « aller au bord de l’eau »). Pendant des milliers de pages, ces héros font montre des meilleures qualités, au service de causes justes et droites, pour finir par lever une armée vraisemblablement invincible, qui leur permettra sans doute de prendre leur revanche sur le potentat impérial injuste. Mais l’empereur reste le Fils du Ciel — et en tant que tel, ne peut être défait…
À bien y regarder, l’intrigue ressemble à s’y méprendre à celle des Trois Royaumes telle que racontée par Woo dans son film — à une subtile différence. Le triomphe des tenants de la Falaise Rouge contre Cao Cao tient à ce que les militaires ne contestent jamais le pouvoir impérial du royaume du nord, mais celui du ministre corrompu. Une grande partie du film tourne ainsi autour de la présentation des forces en présence — un luxe que ne s’offre jamais The Killer, même si la dynamique narrative reste la même. Ainsi, on ne sait rien du tueur Ah Jong (Jeff dans les sous-titres français), de son frère d’armes Fung Sei (Sydney) ou de l’inspecteur Li. Pourquoi sont-ils où ils en sont, l’un du côté de la loi, les autres tueurs à gages ? Quel est leur passé, qu’est-ce qui pousse Ah Jong à vouloir décrocher, quel accident a coûté sa fierté à Fung Sei ?
Et surtout, quel est ce monde dont la nostalgie imprègne chacune des pensées des protagonistes ? Car qu’on ne s’y trompe pas : ce monde disparu, ou en train de disparaître, importe autant pour l’inspecteur Li que pour les deux assassins — et ce, aucunement par accident. La relation entre l’inspecteur et l’assassin n’est donc ainsi que la concrétisation de cette nostalgie : Li se rend compte qu’Ah Jong vit selon les codes qu’il aimerait respecter, lui aussi, et met de côté sa croisade justicière moderne, procédurière et purement législative, pour une justice plus rude, plus fatale, mais aussi plus exaltante.
Cinéaste terriblement misogyne jusqu’à très récemment (seuls Les Trois Royaumes accordent une importance réelle aux femmes dans sa filmographie), Woo cantonne son monde existant à ces deux hommes, personnages métonymiques du reste de l’humanité. Woo lui-même est un amateur avoué des « anciennes voies », d’un cinéma disparu depuis, auquel il rendait hommage dans l’un des films de wuxia pian du début de sa carrière, La Dernière Chevalerie. Là encore, l’idée de fin d’une ère est très présente, et le diptyque des deux hommes en perpétuelle opposition/admiration contient l’entière mécanique narrative du cinéaste.
Peu importent, finalement, les armes et les costumes : les personnages développés par Woo dans The Killer tiennent des Astres de la destinée. D’une puissance surnaturelle, ils sont à la fois conscients de leur propre tragédie, et de la nécessité de cette tragédie. L’héroïsme chinois passe ainsi par la nécessité du récit : quand bien même les Astres de la destinée perdent leur combat ; quand bien même Ah Jong meurt aveugle, sans avoir pu serrer dans ses bras celle qui représente tout pour lui, à la fois son amour et son honneur d’homme ; quand bien même l’inspecteur Li voit sa carrière brisée, ses idéaux en lambeau, l’important n’est jamais qu’ils s’en sortent, car les personnages sont intrinsèquement conscients de la nécessité de bien raconter l’histoire, quel qu’en soit le prix pour eux. Parce que ce monde idéalisé par Woo est avant tout celui de héros plus grandioses, plus glorieux, plus romanesques que les petits héros d’aujourd’hui — des héros qui recherchent pour seule gloire de mériter de passer dans la tradition orale, écrite ou filmée.
D’où un fatalisme au sens propre omniprésent chez les personnages de Woo, une conscience aiguë de la nécessité double de finir tragiquement, mais également de lutter du mieux possible pour mériter une fin glorieuse. Woo n’a que faire d’un espoir constructif, d’une vision matérialiste de la félicité : une fois qu’un individu (qu’un personnage) s’engage sur la voie de l’héroïsme, il perd toute autre alternative. Les héros des Syndicat du crime, comme celui du terrible Une balle dans la tête procèdent exactement de la même façon : s’ils possèdent, pour certains, une réelle dimension humaine, elle disparaît dès qu’ils se voient pris par la nécessité de l’héroïsme. Est-ce une caractéristique intrinsèquement chinoise pour Woo ? Dans Une balle dans la tête, le seul personnage refusant de prime abord de se laisser avaler par le mouvement est le métis, Luke… Quoi qu’il en soit, le héros wooien se définit finalement comme un demi-dieu, à l’image de la mythologie chinoise, mais aussi à l’instar des grands héros de l’antiquité occidentale, une parenté qui assure l’adéquation du monde de Woo au-delà des limites de l’Orient. Et, comme de juste dans de tels récits, le héros possède sa propre stylistique gestuelle, visuelle — une expression visuelle d’un lyrisme nécessaire, mais que la sensibilité esthétique propre à John Woo magnifie extraordinairement, faisant de lui l’illustrateur le mieux adapté du genre qu’il a su s’approprier.
De la sueur, du sang, des larmes et des colombes
On l’a vu, les films de Woo tendent tous, à divers degrés, vers des chansons de geste visuelles, des récits de chevalerie. Pour ce grand sentimental de la violence dont les débuts furent chapeautés par le vétéran du wuxia pian Chang Cheh (La Rage du tigre), les idéaux les plus nobles — et les plus surannés — trouvent leur expression dans un paroxysme physique où le lyrisme emporte tout sur son passage, fût-ce au mépris de la vraisemblance (surtout dans sa période hongkongaise, avant la bride des standards hollywoodiens). The Killer condense ainsi toutes les formes d’ « élan » physique qu’on peut trouver chez son auteur : chorégraphies martiales frénétiques qui semblent mues par le seul instinct au lieu de la maîtrise artistique habituellement requise pour ces exercices (telle que la triple roulade impromptue qui ouvre la fusillade de la plage), volées de balles ininterrompues et multidirectionnelles, jaillissements de sang. À ce bouillonnement permanent exposé à la menace du brouillon, la mise en scène, constamment consciente de l’espace et du rythme quitte à y sacrifier la perfection technique (désynchronisations image/son), donne toute sa lisibilité et son ampleur cinétique.
L’impact du sentimentalisme wooien, de façon peut-être plus flagrante dans The Killer que dans tout autre film du cinéaste, naît du contraste entre la pureté abstraite de la noblesse explicitée des sentiments (désir amoureux, amitié virile, code d’honneur) et leur expression corporelle concrète, triviale, séminale, « sale » (les corps projetés, la sueur, le sang et les larmes). Chacun de ces deux aspects s’incarnent et se préservent mutuellement, l’un de l’aimable niaiserie, l’autre de l’agitation autosuffisante. La mise en scène lyrique ne discrimine pas ces deux faces de la geste qu’elle compose : elle les confronte sous un jour égal. La scène où Ah Jong est soigné de blessures par balles, dans l’église où il vient parfois trouver la sérénité sinon la foi (la même église où aura lieu le carnage final) et dont il fixe le crucifix pour supporter la douleur, illustre bien ce face-à-face entre beauté de l’idéal et sauvagerie de sa concrétisation. Cela étant, la scène précédente de la fusillade qui a occasionné ces blessures offre déjà, d’une certaine façon, cette dualité. Ah Jong y commence par déambuler dans un hôtel, silencieux et élégant, une écharpe blanche autour du cou, à l’écoute de la voix de la chanteuse, indiscernable du client ordinaire. Puis il frappe à une porte. On ouvre. Et en un seul plan privé de transition (on découvre l’arme qu’Ah Jong a en main, il tire, il tue), l’atmosphère de détente bascule dans la frénésie. Le simple raccord abrupt sur ce plan au ralenti annonciateur d’un massacre, en plus de rendre d’entrée de jeu à la violence son caractère brutal et perturbateur, met nez à nez l’élégance posée qui met en marche le personnage et la souillure de la furie sanglante qu’il déchaîne. Il y a là la convergence de deux influences déclarées du cinéma de Woo : l’épure d’une foi silencieuse et condamnée en des valeurs antiques, tel que développé chez Melville ; et le lyrisme désenchanté de la mise en scène de la violence, inspirée de Peckinpah.
Le sentimentalisme de Woo, quand il est aussi débridé que dans The Killer, se surprend à franchir certaines bornes de par les sous-textes qu’il révèle. Ainsi, son traitement de l’amitié virile, sentiment souverain qui soumet ses acteurs à des règles faisant force de loi (confiance mutuelle, respect de la parole donnée), effleure allègrement l’hypothèse, beaucoup moins marmoréenne, de l’homosexualité. Une scène où Ah Jong sert une bière à son meilleur ami Fung Sei se voit soudain empreinte d’un symbolisme sexuel proche de la crudité. Les deux camarades tueurs, la chanteuse aveugle Jennie et l’inspecteur Li qui traque Ah Jong pour ensuite se battre à ses côtés, finissent ainsi par composer un inhabituel quatuor amoureux. On se jauge — autant dire qu’on se drague — dans un simple « face-à-flingue » (posture martiale dont Woo fait déjà une de ses signatures) avec la fille au milieu, hésitante parade de séduction, et les relations multiples, si elles font parfois mine de naïveté un peu grossière propre à faire douter de leur sérieux (flic et tueur se surnomment mutuellement « Mickey » et « Dumbo»…), ne se déparent jamais, dans la gestuelle et les expressions, de la conscience de l’urgence et du tragique, de l’impériosité fragilement conjointe des désirs et des codes moraux.
Vingt ans après
Cela fait donc vingt ans que le choc The Killer/John Woo — les deux se confondent pour nous autres cinéphiles occidentaux — est enfin parvenu jusqu’à nous. Le succès rapide du réalisateur n’a cependant jamais eu un réel retentissement public, ce qui en fait un cas rare de cinéaste étranger phagocyté par Hollywood sans pour autant s’être réellement acquis une étiquette de bankable à grande échelle. Ce qui explique, donc, le recrutement du réalisateur est plus certainement l’incroyable notoriété et influence de son travail sur celui de ses contemporains et surtout sur le méta-univers cinématographique. Comme Quentin Tarantino, Woo est un cinéaste de la synthèse, possesseur d’une culture remarquablement étendue mais, à la différence du réalisateur de Jackie Brown, héraut quant à lui d’une cinéphilie beaucoup plus abstraite dans nos contrées. Combien de clones du « style Woo » sont apparus depuis ces vingt ans ? Combien de continuateurs, de créateurs d’hommages, qui sont tombés plus ou moins volontairement dans la parodie d’un style à la grandeur et à la sincérité jamais égalées par tous ceux qui s’y sont essayés ?
Il aura fallu attendre vingt ans entre The Killer et Les Trois Royaumes — mais la parenté entre les deux films apparaît évidente. Vingt ans, pendant lesquels beaucoup, plus ou moins inspirés, se sont essayés à reproduire un style si particulier — la qualité des copies ne faisant que démontrer de façon éclatante les spécificités du réalisateur. Le respect infini de Woo pour son récit, sa perception des liens étroits qui relient le cinéma chinois et hongkongais à une histoire héroïque littéraire bien plus longue, continuent à faire de lui certainement le meilleur illustrateur d’un univers épique disparu, mais puissamment séduisant — et le retour du cinéaste, dans Les Trois Royaumes, à ce qui a fait de The Killer certainement son film le plus important nous ouvre de nouveau les portes de son Arcadie personnelle. Se peut-il qu’il faille aujourd’hui au spectateur de John Woo être aussi grandiosement héroïque que les héros du cinéaste, qu’il lui faille lui-même se remettre fondamentalement en cause ? Si c’était le cas, le prix pour pénétrer dans un des plus remarquables univers que le cinéma nous offre aujourd’hui est bien léger. Payons-le sans sourciller.