Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Sonatine, mélodie mortelle de Takeshi Kitano
Disponible en replay sur Ciné + jusqu’au 14/05.
On s’élève parfois contre les films cultes, en se méfiant de la fascination qu’ils exercent au nom d’une aversion pour les effusions sentimentales. C’est un travers à éviter, et il est sans doute préférable d’avoir pour mantra et bon garde-fou contre la tentation d’être docte cette maxime du Divin marquis : « on déclame contre les passions sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien ». Autre sain exercice, celui de tenter d’écrire sur des images qui, sans raison apparente, restent au cœur et corps. La réputation de Takeshi Kitano (auteur culte, donc) a longtemps reposé sur la reconnaissance d’un style poétique, moderne et novateur, mais dont les qualités objectives peuvent s’avérer parfois difficiles à distinguer. À titre personnel, j’ai découvert son cinéma à la pré-adolescence avec Hana-Bi, film adoré auquel je n’avais rien compris. Tout le contraire de Sonatine (magnifique variation sur Guerre des gangs à Okinawa, un yakuza-eiga de Kinji Fukasaku assez peu connu hors du Japon) que j’ai vu tardivement et immédiatement aimé, pour cette raison même qu’il m’était difficile de pointer ce qui, rationnellement, emportait mes suffrages. Au gré des revisionnages partiels, trois moments précis reviennent sans cesse : l’immédiate ouverture (dézoom et rotation à 45° de la caméra sur le dessin d’un mystérieux poisson bleu), les tout premiers plans (travelling arrière sur un employé d’un tripot, puis les visages immobiles de Susumu Terajima et Kitano) et la fin, de la fusillade elliptique au suicide tant de fois annoncé. Facile de comprendre ce qui les relie : un même thème musical, une petite ritournelle composée par Joe Hisaishi qui, comme le note Jean-Pierre Dionnet (celui par qui Sonatine est arrivé jusqu’à nos salles), dépasse les symphonies lyriques composées pour Miyazaki — ou pour Hana-Bi, justement. Il y a dans l’entêtement de ces quelques notes de piano, tout droit héritées des expérimentations de Mike Oldfield utilisées par Friedkin dans L’Exorciste, l’impression d’un compte-à-rebours vers une mort annoncée, un tic-tac implacable auquel les nappes de synthétiseurs et les guitares électriques donnent une ampleur moins martiale que mélancolique. Titré Act of Violence et doté de trois variations, le morceau trouve sa pleine mesure à la toute fin, lorsque l’agressivité latente qui imprègne l’ensemble du film se déploie dans une mise à mort étonnante, presque invisible (seuls les éclairs lumineux de la mitraillette de Kitano éclairent la scène) et qui avait largement décontenancé le public d’alors, habitué aux débauches des actioners hong-kongais. Si l’on ne voit rien, c’est qu’il faut précisément entendre : le tic-tac du morceau est recouvert à intervalle régulier par celui des balles qui sifflent, dans un flux sonore continu et troublant qui montre bien que, sous cape, l’échappée des personnages sur une plage d’Okinawa n’était au fond qu’une halte pendant le temps du massacre. Rien de surprenant dès lors à ce que le silence survienne enfin lorsque Kitano retourne l’arme contre lui : il est le dernier à mourir, la violence a fait son œuvre, le tic-tac peut cesser. N’est-ce pas au fond la piste que donnait à suivre la traduction française du titre, pour une fois fort inspirée ?
Thomas Grignon
Le Pirate de Vincente Minnelli
Diffusé sur OCS Géant le 23/04 à 20h40.
Nourrissant un amour secret pour le pirate Macoco, Manuela (Judy Garland) est sur le point de se retrouver en ménage avec l’affreux Don Pedro Vargas. C’est sans compter sur l’arrivée en ville de Serafin (Gene Kelly), acteur tombé sous le charme de la belle : à la suite d’une séance d’hypnose, il décide de se faire passer pour le terrible flibustier afin d’obtenir les faveurs de la promise et la ravir à la barbe du barbon. À ceci près que le cocu n’est autre que le véritable Macoco, criminel sanguinaire caché sous une nouvelle identité et prêt à toutes les manigances pour récupérer l’élue de son cœur… Éloge du masque et du jeu, Le Pirate baigne dans une constante euphorie à laquelle la mise en scène de Minnelli n’est pas étrangère. Le baroque outré des décors caribéens trahit certes une dimension explicitement parodique, mais le réalisateur du Chant du Missouri fait preuve d’une invention constante en tournant à son avantage cet univers de carton-pâte. Par exemple, dans « Niña », l’époustouflant premier numéro dansé de Gene Kelly, l’emploi du plan-séquence organise un circuit : Serafin traverse les différentes strates du décor jusqu’à arriver à son point de départ et chanter finalement son amour des femmes sur un carrousel entouré de danseuses flamboyantes. D’emblée associée à l’expression de l’amour, la circularité apparaît comme le motif structurant du film (les personnages ne cessent au fond de tourner en rond et les uns autour des autres), dont la signification varie toutefois au gré de séquences. Figurant d’abord un désir irréfragable (cf. les larges bracelets ronds qu’enfile Manuela quand elle commence à chanter sa passion pour Macoco), le cercle fait ensuite office de symbole de puissance virile (Serafin se munit d’un fouet qu’il enroule sur lui-même lorsqu’il se grime en pirate), mais aussi de violence et de mort, quand apparaît sur les volets de Manuela l’ombre d’une potence. Sous la forme d’une ronde d’amour, Le Pirate raconte à travers l’histoire de Manuela l’évolution d’une jeune femme fantasque qui, à la faveur d’une rencontre amoureuse, entre à l’intérieur des images dont ses rêves sont faits. Lectrice avide d’un livre illustré où sont compilées les aventures du cruel flibustier dont elle s’est entichée, la jeune femme se voit proposer deux alternatives : disparaître derrière son rôle matrimonial (ainsi que l’indique le beau plan où son corps devient une simple silhouette, au matin de ses noces), ou entrer aux bras de Serafin dans le monde des faux-semblants, de l’art et du théâtre. Leur premier baiser prendra ainsi place devant une tableau de maître, tandis que l’issue du film la verra devenir actrice devant des toiles peintes. Plus que jamais, Minnelli porte ici en triomphe la victoire des puissances du rêve sur le principe de réalité.
T. G.
L’Ange des maudits de Fritz Lang
Diffusé sur Ciné + Classic le 25/04 à 17h00.
Sorti en 1951, L’Ange des maudits (Notorious Ranch), l’une des rares incursions de Fritz Lang dans le western, n’obéit guère aux caractéristiques habituelles du genre, qui connaît alors son apogée. Film essentiellement d’intérieur, où brillent peu les décors archétypaux de l’Ouest (quand ces derniers ne sont pas tout simplement reproduits en studio), il témoigne surtout du goût prononcé du style langien pour la synthèse, le cinéaste filmant avec une concision extrême ce qui, chez d’autres, constituerait le coeur de l’action : presque tous les déplacements des personnages sont par exemple laissés hors champ, alors même que la première partie du récit dépeint une traque au long cours. Le héros, Vern (Arthur Kennedy), cherche en effet le meurtrier de sa promise, assassinée dans les premières minutes, et son enquête le mène de fil en aiguille vers un ranch peuplé de hors-la-loi et régi d’une main de fer par l’autoritaire Altar Keane (Marlene Dietrich). Ce qui intéresse Lang dans ce récit de vengeance est le déroulé d’un drame obéissant à une fatalité retorse — car de prime abord ce ne sont ni les lois du destin (la chanson qui accompagne l’odyssée de Vern) ni celles du hasard (le rôle joué par une roue de la fortune à l’origine du nom du ranch, le Chuck-a-luck) qui semblent dicter l’intrigue, mais bien celles de la triche. Keane doit ainsi sa fortune à une roue truquée ; Verne fausse un tirage de sort ; les personnages, du criminel en fuite au trio amoureux Vern-Altar-Frenchy (Mel Ferrer), se livrent à une partie de poker menteur. D’où que le motif structurant de la mise en scène soit celui de la barrière, fragile frontière entre le Bien et le Mal que les personnages franchissent en pleine conscience (à commencer par Vern, qui feint, au nom de la justice, d’être un hors-la-loi), mettant par là en exergue leur connaissance des lois qui gouvernent le Monde et leur habilité à les tourner à leur avantage. Mais cette barrière, c’est aussi la figuration d’une damnation à laquelle personne n’échappe. Deux plans parmi d’autres mettent en scène cette bascule : c’est d’abord le petit saut joyeux de Vern, qui quitte sa bien-aimée, sans savoir qu’il ne la reverra plus jamais vivante ; c’est ensuite la légère inquiétude d’Altar qui, en voyant Vern dompter difficilement un cheval sauvage, se jette de la barrière où elle était assise, fait un pas de trop et trahit involontairement son inclination alors secrète pour le jeune homme, qui causera sa perte. Comme toujours chez Lang, passion rime avec destruction, tout en révélant le penchant naturel de l’homme à être l’agent de sa propre corruption.
Josué Morel
Mission : Impossible 2 de John Woo
Diffusé sur OCS Max le 26/04 à 20h40.
Dans Volte/face, l’affrontement entre un corps et son double s’ouvrait sur un vertige identitaire, le long de cette ligne séparant l’acteur de sa partition et l’être de son image. Entre de nombreuses scènes d’action se cachait la hantise d’être condamné à jouer la comédie ad vitam æternam, tel un interprète incapable de sortir de son rôle. Sans bouleverser de la même façon l’identité de ses protagonistes, John Woo fait du deuxième volet de Mission : Impossible le prolongement de Volte/face : un ballet grotesque et carnavalesque, où toute quête pour l’identité est perdue d’avance, la moindre interaction prenant la forme d’un jeu de masques digne d’une tragédie grecque – un horizon bien entendu très proche des obsessions de Brian de Palma, auteur du premier épisode. À l’image d’une séquence de flamenco que n’aurait pas renié le cinéaste américain (celle où Ethan croise, à travers les robes rouges des danseuses, le regard de Nyah, une voleuse hors pair qui deviendra son amante), la théâtralité propre au metteur en scène hongkongais se marie plutôt bien avec ce type de film d’espionnage hanté par les simulacres baudrillardiens. Les retrouvailles entre Nyah et Ambrose sont par exemple l’occasion d’un spectacle vu du ciel par l’entremise d’images satellites. Sous les yeux d’une audience surélevée par rapport à la scène, à la manière d’un théâtre antique, les deux acteurs y sont contraints de surjouer en vue de dissimuler leurs intentions – quitte à donner au film des airs joyeusement ringards, lorsqu’Ambrose récupère au ralenti le foulard de Nyah d’un geste brusque de la main, cheveux au vent et regard perçant. Dans ce paradis du mime et du mensonge, Woo s’en donne à cœur joie, multipliant les slow-motion, les gros plans et les dispositifs optiques (des lunettes au microscope en passant par la carte numérique) en vue de mettre en exergue ce règne du faux niché dans le détail des images. C’est le cas d’une scène centrale, peut-être la plus réussie du film, où Nyah est chargée de voler une carte SD dans la veste d’Ambrose afin d’en télécharger le contenu. La séquence prend place lors d’une course hippique où les figures, prises dans les filets d’un montage alterné, se suivent et s’épient du regard, communiquent à distance et se dirigent mutuellement. Avec l’aide d’oreillettes, de jumelles, de messages secrets et de petits gestes cachés, l’opération est un succès, à un petit détail près : au moment où Nyah remet la carte dans la veste du malfrat, elle se trompe de côté, révélant la supercherie à Ambrose, désormais conscient d’être au centre d’une vaste mise en scène. Dans ce monde réduit à un plateau de tournage, c’est un faux-raccord qui acte la fin de la crédulité.

Corentin Lê