Malgré ses qualités déjà louées ici, la version vue dans les salles européennes en 2009 de l’épopée guerrière de John Woo laissait un peu sur sa faim. D’une durée de 2h25, on ne pouvait s’empêcher d’y voir le remâchage pour consommation rapide d’un mets bien plus imposant, l’œuvre intégrale dont on savait que les publics d’Asie l’avaient déjà savourée plusieurs mois auparavant, et dont on connaissait à peine deux données chiffrées : deux parties, et plus de quatre heures et demie de durée totale. Et de prier alors tous les dieux du panthéon chinois pour voir apparaître prochainement une édition DVD de l’ouvrage complet dans nos contrées. C’est désormais chose faite en France depuis le 14 avril 2010, grâce à l’éditeur HK Vidéo.
Prolixité
Rarement la sortie de la version longue d’un film aura été à ce point justifiée. Si les deux versions de l’ouvrage de John Woo racontent la même histoire centrale (un conflit semi-historique relaté dans l’Histoire des Trois Royaumes, monument de la littérature chinoise), elles ne sont pourtant pas vraiment le même film. La version courte se resserrait autour des combats et des mouvements stratégiques, ne laissant place qu’aux digressions comico-sentimentales et personnages secondaires les plus directement utiles à la progression du récit ; et le montage de ses séquences la rapprochait d’une succession assez linéaire de chapitres. Or, plus vraiment question de récit carré avec la version intégrale qu’on découvre comme si, d’un livre à la lecture somme toute limpide, on posait les yeux sur les multiples notes en marge et en bas de page qui en donneraient une perspective toute nouvelle. On est loin du banal rajout de petites excroissances pour le plaisir du director’s cut. Nouveaux personnages, nouvelles intrigues et enjeux secondaires, scènes de bataille enrichies : retardant plus encore le climax final de la bataille de la Falaise Rouge, le récit de ces Trois Royaumes-là prend plaisir à la richesse, à la digression, à diluer le film de guerre dans l’épique foisonnant et ne rechignant pas aux détours sentimentaux et aux intermèdes légers sans être futiles. D’un film de genre émincé, mais encore riche, auquel la mise en scène maîtresse de l’espace savait donner chair et dimensions, on réalise soudain qu’entier, il s’articule autour de plus de dimensions encore, autorisant même une relecture de ce qu’on croyait acquis : à commencer par les motivations des personnages, la solidité de leurs idéaux dont certaines scènes remises à leur place révèlent des aspects plus ambigus jetant un froid sur la chanson héroïque (comme l’épisode des « cent mille flèches »), voire tout à fait morbides (on développe l’obsession du Premier ministre envahisseur envers l’épouse d’un de ses adversaires).
Mais le film libéré du carcan de la durée commerciale permet surtout de retrouver intact, dans toute sa prolixité, le plaisir de filmer et de raconter d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens pour la première fois depuis longtemps. Cela se jauge non seulement à sa maîtrise formidable de l’espace, mais aussi à son retour résolu à ce qui fait la joie de ses fans et le mépris de ses détracteurs : ses marottes et figures bien connues, telles que les colombes, les face-à-face à armes croisées, les amitiés ambiguës et tragiques (celle rajoutée dans la version longue, avec enfantillages, surnoms ridicules et soupçon d’homosexualité, renvoie tout droit à The Killer), les héroïsmes antiques et potentiellement autodestructeurs. Toujours la même « boîte à malices », lui reprochent depuis longtemps certains dans ce qui reste néanmoins un mauvais procès. C’est un fait : John Woo reste un indécrottable maniériste, mais dont chaque redite reste assez incarnée pour qu’on ne puisse pas le ranger parmi ceux qui cherchent à draguer leur public en leur resservant la soupe habituelle. Le maniériste qu’il est, lui, est moins animé par l’objectif de conforter sa signature que par le besoin de planter ces repères pour faire siennes les scènes et raconter ce qu’il aime raconter, au fond toujours les mêmes choses. Pas vraiment un inventeur de formes cinématographiques, Woo ne fait, à chaque film, que recombiner des figures et éléments d’imagerie tirées de ses diverses influences culturelles pour en tirer une impressionnante force cinétique — tout au plus, dans Les Trois Royaumes, tâche-t-il de rendre moins gratuite la réapparition de ses vieilles marottes, par exemple en faisant de ses colombes des messagers.
De la façade à la profondeur
Ce ne sont évidemment pas ces effets qui font de John Woo un véritable auteur, encore moins l’auteur intéressant voire, à son meilleur, passionnant qu’il est. C’est ce qu’ils traduisent — ce qui anime intimement ces élans de virtuosité du cadre et de la profondeur de champ, ce goût d’artificier pour le mélange et l’explosion, cette confiance dans ses habituels repères visuels et narratifs. C’est au moins cette attirance permanente chez lui pour le contraste et le vertige, qui le pousse à transmettre dans ses films d’explosives rencontres d’idées et une conscience constante de l’espace où on pourrait bien se perdre. On a déjà vu, dans ses polars hongkongais comme The Killer, les collusions contre-nature entre élégance antique et violence moderne, pureté abstraite (née de la religion, des clichés d’usage…) et impureté du corps. Dans Les Trois Royaumes, c’est un silence serein qui précède toujours la tempête des batailles ; c’est l’empereur qui joue comme un enfant avec un oiseau tandis qu’une menace approche ; ce sont la noblesse des sentiments et le respect strict de la loi qui butent l’un contre l’autre chez certains héros, écornant un moment leur aura. Pendant ce temps, la caméra, fixe ou à la grue, traque la profondeur au-delà de la surface, l’espace inquiétant tenu en respect par le barrage : derrière une palissade, la taille d’un camp ; derrière un oiseau pacifique, une silhouette menaçante en arrière-plan ; derrière des mains respectueusement jointes, une paire d’yeux sournois. C’est peut-être là ce qui fait la vraie valeur du cinéma de Woo : cette idée persistante de profondeur, de mouvement et d’instabilité, modeste forme de conscience d’un monde mouvant et non lisse sous les vernis de la légende et des valeurs ancestrales (encore un contraste). Alors, des critiques peuvent toujours dire — et ils ne s’en sont pas privés — que le Chinois a perdu sa vivacité d’antan (certes, les personnages des Trois Royaumes sont d’un sentimentalisme moins expressif que ceux d’Une balle dans la tête, les combats sont moins chaotiques… et après ?). Ce cinéma fort de l’expérience a le pied plus sage, mais le cœur bat comme à vingt ans.
Filmer au lieu de parler
La valeur du film est telle qu’on aurait bien envie de passer sous silence ce que HK Vidéo a cru bon de lui adjoindre en guise de bonus de ce coffret. En tout et pour tout, sept interviews d’ordre promotionnel du réalisateur — deux pour lui seul — et de certains acteurs, plus un livret de 24 pages de sympathiques photogrammes du film : on hésite à hurler à l’escroquerie. Seul le croisement des deux interviews de Woo — dont une dite « face caméra », supposée être un entretien-vérité sortant du cadre de la promotion du film — présente un petit intérêt, apportant notamment cette nouvelle plutôt pénible : si l’homme peut être passionnant quand il projette son désir de cinéma sur pellicule, il l’est nettement moins devant un micro. Réfugié dans une bonhomie consensuelle sans aucune velléité de creuser un propos, il cite gentiment ses influences (Lean, Kurosawa…), parle de son rôle de professeur à la bienveillance paternaliste envers les « jeunes réalisateurs prometteurs » qu’il a embauchés dans son équipe de tournage, évoque avec une satisfaction désarmante le cinéma chinois comme une « grande famille » (Jia Zhangke, Lou Ye et d’autres brebis galeuses apprécieront), entre autres vérités lénifiantes… Tout au plus en tirera-t-on la confirmation de son indécrottable syncrétisme culturel, ses attirances croisées pour sa culture d’origine et pour le cinéma hollywoodien, hybridation dont ses Trois Royaumes sont une nouvelle et éclatante démonstration. Une autre confirmation, elle, crève les yeux : qu’il est des artistes qu’on préfère de loin s’exprimant plutôt par leur art que par les mots. HK Vidéo aurait rendu un encore meilleur service à Woo et à son film en évitant tout simplement de les encombrer de ces déprimantes breloques, que le possesseur d’un exemplaire de ce coffret ignorera sans aucun regret pour savourer ce qui mérite de l’être.