Un train arrive en gare d’Auvers-sur-Oise. Parmi les quelques voyageurs, un homme déjà courbé par le temps comme une vieille branche descend : Van Gogh (Jacques Dutronc). Mal rasé et les poings sans doute serrés dans les poches, il ne s’efforce même pas de paraître sympathique. Quand on demande au peintre ce qu’il vient faire ici, il répond froidement : « Rien. » Le film le prendra au mot. À la trajectoire emblématique de l’artiste célébré en grande pompe sera substitué le cheminement d’un passant tout occupé à attendre la mort, laquelle finira bel et bien par venir lui fouailler les entrailles. Entre ces premières images ferroviaires qui ravivent la mémoire du cinématographe et la fin annoncée de l’histoire (la disparition pure et simple du peintre de l’écran), une vie de rien aura coulé, composée de faits ordinaires ajoutés et répétés, comme un ressassement, voire un pourrissement. « Ils ne font rien », s’étonnera ainsi la fille Ravoux tandis que Vincent se meurt sur son lit dans une chambre qui ressemble déjà à un cercueil. Aussitôt entré dans le film, il s’y enlise et ne sortira presque plus du cadre, si ce n’est vraiment une fois, une fois pour toutes.
Chronique du quotidien
Du biopic sur Van Gogh, Maurice Pialat n’a gardé que les miettes (les trois derniers mois de sa vie) et c’est heureux. Contrairement aux réalisateurs français de sa génération, son œuvre fait peu de cas du cinéma américain en général et du romanesque hollywoodien en particulier. Peu référencé, si ce n’est picturalement, Van Gogh tend vers la simplicité et s’en tient à l’inventaire du familier. Il se résume à une chronique du quotidien enchâssée dans un écrin naturel où le ciel d’azur le dispute aux champs de tournesols et aux déjeuners sur l’herbe. Son personnage va son train sans que le cinéaste n’enfle son regard des attributs de l’artiste maudit. Rien n’y est jugé, grossi, ennobli. En ce sens, le Vincent de Pialat peint moins des tableaux qu’il ne vit modestement dedans (plusieurs plans nous le montre dans l’encadrement d’une fenêtre ou d‘une porte, quand ils ne convoquent pas explicitement des peintres impressionnistes de son époque), sans naturellement trouver la place qui lui convient. Ce n’est pas vraiment qu’il n’en ait point, mais plutôt qu’il semble tourner en soi, vidé par ce trop-plein d’objets et de paysages exempts de toute velléité symbolique. Proprement insaisissable, il demeure comme entre parenthèses à l’intérieur de ces pans de réel et de ces instants éphémères qu’affectionne depuis toujours le réalisateur. Solitaire, sa figure est vouée à se dérober sans cesse, à disparaître : belle scène suspendue à son dernier souffle où l’artiste, esseulé dans sa chambre, fait face à un pistolet pour en finir avec son portrait en faisant mine de lui tirer dessus.
Dès la première séquence à Auvers-sur-Oise, le personnage nonchalant et las filmé par Pialat avance moins qu’il ne s’expose à une sorte de surplace. Au plan sur le quai où il marche de la droite vers la gauche de l’écran, succède un autre à l’extérieur de la gare qui le voit se diriger dans le sens inverse, comme s’il revenait moins sur ses pas qu’il ne se prêtait à un mouvement d’aller et venue. D’emblée fatigué d’être lui-même, il déambule tel un condamné. Nombreuses sont les séquences construites sur cette idée de va-et-vient, qui sera le principal mode de déplacement de Vincent dans des lieux (les bords de l’Oise, la pension Ravoux, le pavillon du docteur Gachet, le bordel…) eux-mêmes soumis à un régime de répétition. À ce sujet, une des plus marquantes se situe dans le logement parisien de son frère Théo (Bernard Le Coq) et de son épouse Jo (Corinne Bourdon). Cette longue séquence est d’abord essentielle parce qu’elle révèle explicitement le mal-être et les angoisses du peintre, pourtant peu disert sur la question. Vincent arpente ainsi le grand appartement bourgeois comme un lion en cage, passe d’une pièce à l’autre, disparaît du champ pour mieux revenir et finit par conspuer, non sans cynisme, son frère qui marchande à peu de frais son œuvre tout en étant incapable de voir en lui le grand peintre qu’il a toujours été. Un plan amorçait ce chamboulement majeur et nous le montrait d’abord assis dans une pièce à l’écart, près d’un lit à barreaux où le nourrisson du couple s’agitait comme un beau diable ; un procédé récurrent visant à extérioriser son bouillonnement intérieur par le biais d’un autre personnage, qui sera repris notamment après son décès, lorsque Mme Ravoux hurle de douleur à sa place après que son mari ait violemment refermé une trappe sur son pied. Filmé ensuite debout, en proie à une versatilité épidermique, partagé entre son envie de tout dire et de se taire, Vincent redevient d’ailleurs, vis-à-vis de son frère cadet, une sorte d’enfant capricieux et insolent mû par l’injonction d’en découdre à tout prix. Soudainement désinhibé, il ne renonce plus à être lui-même, ces gestes et pensées excèdent son corps. Ce corps muet dans lequel Vincent sommeillait à l’ombre de Van Gogh et qui aura fini par ouvrir sa gueule.
L’art de tout casser
« Et bien cassons, je ne demande que ça, j’ai pas peur » répond calmement Vincent lorsque Théo le menace de rompre leur lien financier, voire fraternel. Cette cassure, la mise en scène de Pialat et le montage de Yann Dedet en avaient déjà fait leur affaire. Chez le cinéaste, la ligne n’est pas courbe, elle est par essence brisée. Comme tous ses films précédents, Van Gogh procède du déséquilibre ou, plutôt, d’un équilibre singulier. Un équilibre inventé qui conjugue sautes d’humeur et apaisement, tension et relâchement. Ces deux axes, inévitablement, viennent parfois à se croiser en un point imprévu ou à s’éloigner, mais importe surtout la résultante de toutes les forces : le centre de gravité. Van Gogh apparaît dès lors comme la grande œuvre de Pialat, en cela que ce déséquilibre n’a jamais paru aussi équilibré et maîtrisé, participant d’un mouvement d’ensemble à la fois humble et ample, d’une parfaite limpidité. Chez le cinéaste, nulle volonté de démêler ceci de cela, l’en-deçà de l’au-delà : juste les événements les plus ordinaires, le réel et sa mise en mouvement au sein d’une perpétuelle recomposition des formes savamment orchestrée. Rarement, par exemple, aura-t-on observé des plans de transition comme on peut en voir dans ce film-là. On pense notamment à celui, poétique et furtif, d’une barque voguant doucement sur l’Oise. Intercalé entre un tendre « bonjour » qu’une Marguerite (Alexandra London) énamourée adresse à Vincent, après une scène houleuse de dispute avec son père (elle lui avoue justement être amoureuse), et une autre de confession amère du peintre (« Il y a des jours, ça me dégoute de peindre »), ce « pont » n’a pas pour seule fonction de créer un liant entre deux scènes qui semblent attrapées au vol. Il les inscrit dans une continuité mélodique de moments disparates, un battement (un va-et-vient, encore) qui bouscule l’idée même de récit linéaire et où il s’agit moins de trancher dans le vif que de lier entre elles des tranches de vie.
Dans Van Gogh, tout ce qui se casse relève de la pure nécessité, chaque scène forge un destin, certes connu d’avance mais ici proprement rejoué : celui du triomphe en sous-œuvre, de l’autorité manifeste et non manifestée, de l’obstination dénuée d’insistance. Il faut à Pialat casser l’image du peintre et traquer la vie – sa vie – au ras d’elle-même, sans extrapolations ; il lui faut étourdir les évidences pour remettre l’homme à sa place, c’est-à-dire à l’échelle du quotidien, afin que Van Gogh redevienne n’importe qui. D’où ce sentiment tenace que le personnage nous est aussi contemporain que le commissaire Mangin de Police. Être contemporain, n’est-ce pas précisément ne jamais cesser d’être présent ? Faire trace comme les coups de pinceau s’éternisent sur la toile dès les premiers plans du film. Dans Van Gogh, le temps ne passe pas : il est là, intemporel, immuable. Ce qui a lieu a lieu, et ne cessera d’avoir lieu, sans céder à la nostalgie. Jamais Pialat ne proclame la grandeur ou la beauté des choses, il atteste leur existence tel un instantané photographique. « Des touches, des touches, des touches », scande le peintre Gilbert (Gilbert Pignol) quelque peu agacé devant les tableaux de Vincent, auxquels il reproche un manque d’aération et de fluidité. La critique, on le devine aisément, concerne tout autant les films du cinéaste. C’est pourtant précisément à travers ce toucher-là, cette inscription du geste dans la matière même de l’image, cette manière fiévreuse, nerveuse, de divorcer avec le monde et les canons esthétiques que les formes et les couleurs du réel se composent, se décomposent et se recomposent continuellement, comme une évidence. Et, au bout du processus, un regard se fait jour.
Sous le soleil de Satan s’achevait sur le visage irradié de lumière du prêtre Donissant, interprété par Gérard Depardieu ; Van Gogh fait de même mais lui préfère celui d’une jeune femme endeuillée, celui de Marguerite, « l’amie » de Vincent. À l’instar de Donissant avec sa croix, Vincent aura porté ses tableaux sur son dos afin qu’un ultime miracle survienne : la naissance d’un regard. Lui qui aura tant souffert d’être mal vu (« Je sentais le regard de mon père, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire de plus sale et de plus inutile pour mériter ce regard-là »), finira par donner à voir. Comme Catherine (Marlène Jobert dans Nous ne vieillirons pas ensemble) et Suzanne (Sandrine Bonnaire dans À nos amours), Marguerite s’affirme au seuil du film comme une héroïne pialatienne émancipée du regard des hommes (dans le « Oui, c’était mon ami » qui clôt le film, le « mon » revêt une importance particulière). Désormais, grâce à lui, son regard à elle la projette hors champ, de l’autre côté du monde. Sa tristesse ne durera pas, et c’est toute la beauté de Van Gogh que de tourner in fine le dos à la mort et d’avoir levé le voile sur cette vie qui n’était pas rien.