Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Dernier domicile connu de José Giovanni
Diffusé sur OCS Géant le 02/04 à 22h25.
Après avoir scénarisé quelques-uns des meilleurs films criminels français (Le Deuxième souffle – diffusé la semaine dernière –, mais aussi Le Trou de Becker et Classe tout risque de Sautet), José Giovanni signe avec Dernier domicile connu son troisième long-métrage. Adaptée d’un roman de Joseph Harrington, cette intrigue policère un peu plan-plan vaut moins pour sa mise en scène que pour sa qualité de document d’époque. Racontant l’enquête menée par Marceau Léonetti (Lino Ventura) pour retrouver un transfuge de la pègre dont le témoignage est capital dans le procès d’un gros bonnet, le film organise son récit autour des transformations urbaines de Paris et de sa banlieue – en quoi il rejoint les problématiques de la première partie de Mélodie en sous-sol de Verneuil. Si le témoin est introuvable, c’est que son « dernier domicile connu » vient d’être démoli pour être remplacé par un immeuble flambant neuf, suivant le plan de reconstruction des Portes de Paris. Ballotté d’adresse en adresse jusqu’aux grands ensembles de la petite couronne, tout juste érigés, Leonetti est un personnage en perte de repère et de vitesse, d’autant plus qu’il est affublé d’une collègue féminine caricaturale (misogynie d’époque oblige), dont Marlène Jobert tire ce qu’elle peut. Reste que l’intérêt principal du film réside dans la manière particulièrement claire avec laquelle il présente le problème posé aux cinéastes héritiers de la « Qualité française » à la fin des années 1960 : alors que la Nouvelle vague a ringardisé le tournage en studio et que la France pittoresque s’efface sous les coups de « l’américanisation », comment faire perdurer les récits du cinéma de papa ? Et surtout, comment filmer des acteurs que le vieillissement assimile à des reliquats d’une époque révolue ?
Si certains ont fait perdurer outre-mesure le mythe de la puissance des « vrais mecs » d’autrefois (qu’on songe aux scènes entre Gabin et la jeunesse dans Le Pacha et La Horse), trois issues se sont proposées aux chantres du cinéma populaire afin de régler ce problème. La première consiste à prendre le train de l’Amérique, en s’inscrivant dans les pas de Melville. Outre le nom évident d’Yves Boisset, c’est par exemple celui de Labro qui revient en tête : proche de l’auteur du Samouraï, il s’est voulu avec Sans mobile apparent le champion de ces séries noires francisées, en transposant l’intrigue tarabiscotée de McBain dans un environnement hexagonal préservé de tout changement (la Baie des anges et la promenade des Anglais), pour un résultat assez satisfaisant. La deuxième, celle des mélancoliques, a pour objectif de filmer l’effondrement progressif des grandes figures du cinéma du passé. Ce sont évidemment les visages ravagés de Gabin et Signoret dans Le Chat de Granier-Deferre, qui s’insultent tandis que les grues démolissent Courbevoie. Avec sa banlieue angoissante, à la limite du fantastique (quelques années avant Brisseau), Dernier domicile connu appartient également à cette catégorie de récits désespérés. La troisième voie, peut-être la plus passionnante, met le scénario au diapason des territoires filmés : c’est toute une esthétique du terrain vague et de la cité en chantier qui se développe alors, dans des films où règnent un climat dégénéré, absurde et surréaliste. Cette tendance culminera dans trois œuvres étonnantes, à mi-chemin entre le cinéma commercial et la production d’auteur, toutes sortis en 1979 : Les Chiens d’Alain Jessua, Buffet froid de Bertrand Blier et Série noire d’Alain Corneau. Ces longs-métrages nihilistes sonneront le glas de cette période incertaine, marquée par la crise du pétrole et la dépression post-soixante-huitarde, avant les renouvellements des années 1980, incarnés par des tentatives peu convaincantes de cinéma d’action (le retour triomphant de Bebel dans Flic et voyou) et l’arrivée du « cinéma du look » avec Diva de Beineix en 1981.
Thomas Grignon
Kill Bill Vol. 1 de Quentin Tarantino
Diffusé sur OCS Choc le 03/04 à 20h40.
La réussite du premier volume de Kill Bill, odyssée vengeresse d’une ex-tueuse à gages meurtrie par son ancien compagnon, tient à la manière dont Quentin Tarantino envisage les confrontations entre les personnages comme des rapports de force sexués. Victime à trois reprises de pénétrations symboliques (la tentative de meurtre de Bill, le viol de Buck et l’injection avortée d’Elle Driver) qui la mènent aux portes de la mort, La Mariée se relèvera pour mieux imprimer à l’image la signature de sa vengeance, qui prend la forme d’une simple ligne. C’est d’abord la ligne rouge qu’elle trace avec son stylo lorsqu’elle barre successivement le nom des agresseurs dont elle est venue à bout, mais aussi, plus concrètement, l’empreinte laissée par le tranchant de sa lame : le tendon fendu de son violeur, puis la scalpation d’O‑Ren Ishii, qui laisse pour seule trace une ligne rouge vif sur la neige immaculée.
La logique post-moderne au cœur du cinéma de Tarantino se voit ici mise au service d’une subversion des codes du western, du chambara et du film d’arts martiaux, genres masculins dont La Mariée se réapproprie les attributs virils. La dextérité des personnages féminins dans le maniement des armes blanches (du scalpel au sabre japonais en passant par le couteau de cuisine) n’est pas anodine, puisqu’elles en font toutes usage – à l’exception de Vernita Green – pour réparer un traumatisme. O‑Ren Ishii, antagoniste final du film et experte dans le maniement du sabre, se venge ainsi du meurtre de ses parents par Boss Matsumoto en prenant possession de ce qui fait office de prolongements phalliques : lorsque le chef yakuza tente de la violer alors qu’elle n’a que onze ans, elle transperce ainsi ce dernier en retour à l’aide de sa propre épée. La tueuse sino-américaine et La Mariée partagent à cet égard une trajectoire similaire : ce sont deux femmes victimes de la violence des hommes, et qui auront su retourner contre eux leurs propres armes. Symbole d’un pouvoir originellement masculin, la lame est en effet l’outil de prédilection des yakuzas, organisation largement dominée par les hommes avant qu’O‑Ren n’en prenne la tête, et de Hattori Hanzō, le légendaire forgeur de nihonto devenu maître sushi. Désigné par métonymie grâce à son sabre à plusieurs reprises dans le film, Bill apparaît également comme l’héritier de ce système patriarcal sur lequel il fonde son autorité. Alors qu’Elle Driver s’apprête à porter le coup fatal à son ancienne rivale alitée, elle reçoit par exemple un appel de son patron qui lui ordonne de stopper net son geste, tandis qu’il tient fermement à la main son inséparable katana. C’est sur cette répartition inégale des pouvoirs que La Mariée, épéiste virtuose, tirera un trait.
Anthony Moreira
Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat
Diffusé sur OCS Géant le 04/04 à 14h10.
En 1972, Maurice Pialat adapte son roman éponyme, Nous ne vieillirons pas ensemble. Cette histoire d’un quadragénaire qui ne sait rien de l’amour et finit par hurler sa douleur, c’est d’abord la sienne. Si L’Enfance nue (1968), son premier long métrage, avait été un échec public, celui-ci équivaut à un triomphe. Jean Yanne décrochera même le prix d’interprétation masculine à Cannes. Jean, son personnage de prime abord peu aimable, double avéré du cinéaste, y entretient une relation tumultueuse avec une jeune maîtresse qu’il méprise, tandis que sa femme rêve de s’échapper. Dans la vie, il ne cesse de tourner les talons. Quand l’amour vient à lui, il prend la tangente. Jamais longtemps, toujours violemment. La scène, celle d’une dispute reconduite et d’une fuite inlassablement rejouée, tient lieu de leitmotiv dans un film au rythme heurté, qui tire sa force des sautes d’humeur de son personnage. Jean entre et sort, ouvre et claque les portes, s’assoit et se relève aussitôt, repart avant d’être arrivé, conduit autant qu’il éconduit, et parfois les deux en même temps : bref, il ne tient pas en place. À moins que ce soit sa place (son rôle) qu’il ne sache pas tenir : mari ou amant, entre désir et refus, rien ne lui sied vraiment, et cette propension à se débattre comme un animal en cage fonde son rapport au monde.
Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Pialat filme les mouvements imprévisibles de ce corps rompu à la discorde, cette énergie souvent en pure perte qui l’anime, cette tension butée. Il documente par la même occasion le travail d’un immense acteur qui n’emprunte pas seulement son prénom au personnage. L’un n’efface pas l’autre et la caméra guette ce jeu de masques. Elle enregistre tous ces moments intenses où l’homme excédé de lui-même ne sait plus vraiment qui il est. À mesure que le récit s’enfonce dans son masochisme, c’est-à-dire creuse cette frontière où le personnage s’abîme dans l’acteur (et inversement), le film ne fait plus mystère de son artifice (une perche demeurée à la lisière du cadre, un reflet trahissant l’équipe de tournage, un coup d’œil furtif lancé à la caméra) et de ce qui s’expose : la vérité inscrite à‑même les plans, ce lacis du sensible et de l’intuitif qui déborde de toutes parts. Bientôt à genoux, Jean chute d’être devenu trop humain. Ce que la fiction s’était évertuée à construire (un salaud droit dans ses bottes), voilà que le regard du cinéaste le déconstruit à l’arraché et en expose la finitude. « Franchement, tu pourrais mourir à l’instant ça ne me ferait rien, mais je serais embêtée car on croira que c’est de ma faute », s’entendra-t-il dire à la toute fin. Filmé de dos dans sa voiture comme un condamné à mort, aux côtés de Catherine (Marlène Jobert), beau personnage de femme d’abord empoignée et rabaissée, puis libérée, et qui aura donc le dernier mot, suivi du dernier plan, ressac mélancolique. L’avenir est à présent derrière ce corps impuissant, lourd et traversé. Devant lui : une femme qu’il n’aura pas pris le temps d’aimer s’échappe et le laisse, seul, avec cette tristesse qui durera toujours.
Fabrice Fuentes
Terminator 2 : Le Jugement dernier de James Cameron
Diffusé sur TCM le 07/04 à 22h50.
Le Jugement dernier constitue assurément la pièce centrale de la franchise Terminator. Modèle écrasant jusqu’au récent Dark Fate qui en reprend la trame et les effets à l’aune de thématiques contemporaines (féminisme, immigration, etc.), son importance tient en partie au conflit mémorable opposant le corps rigide du T‑800 (Arnold Schwarzenegger) à celui du T‑1000 (Robert Patrick), capable de se transformer à loisir. C’est que la plasmaticité de cette machine nouvelle correspond à un point limite de figuration : la fin d’un processus de délitement où le corps ne se démembre plus (comme le T‑800), mais se dissout jusqu’à n’être qu’une flaque ou une goutte, une entité réduite à son essence moléculaire et régressive, dans la lignée d’Abyss. Quand le premier film s’achevait sur la mise à nue de la machine-Schwarzenegger, dont la peau et la musculature, une fois retirées, révélaient un squelette proche de l’humain, la créature du Jugement dernier s’adonne à un spectacle de transformisme radical, où les changements de costume s’opèrent par liquéfaction, sans mécanismes ni rouages. Les apparitions du T‑1000 jouent alors un rôle primordial au sein du récit, en ce qu’elles donnent à voir un antagoniste capable de renaître de ses cendres. Au cours du combat final, l’imbattable machine se décompose en d’innombrables fragments à l’entrée d’une fonderie. Après quelques secondes, ces fragments deviennent des gouttelettes sous l’effet de la chaleur, puis se rassemblent jusqu’à reconstituer un corps dans un état transitoire, semblable à une silhouette baconienne. Ce qui semble de prime abord inanimé se voit doté de vie, tandis que le numérique devient l’huile d’une peinture nouvelle, où la forme peut jouir d’une élasticité absolue. Ces mutations spectaculaires restent, encore aujourd’hui, le point d’orgue d’un film essentiel pour la science-fiction et le cinéma numérique, qui n’a par ailleurs rien perdu de sa superbe.
Corentin Lê