Premier long métrage de Maurice Pialat, sorti en 1969, L’Enfance nue affiche d’emblée la singularité de l’univers et de l’écriture du cinéaste. Pulvérisant les formes traditionnelles du récit et de la transparence, Pialat taille à même dans le réel, y découpant de gros blocs de vie, et dresse le portrait d’un enfant et d‘une région, de façon brute et bouleversante.
La place de Maurice Pialat est on ne peut plus particulière à définir. Rien ne semble le rattacher à qui que ce soit, à tel courant, à telle école. Son cinéma est un cinéma solitaire, sans compromis, brut et radical. Il est probable que si son premier long métrage était sorti au début des années 1960, nombreux auraient été ceux qui l’auraient rangé d’emblée parmi les auteurs de la Nouvelle Vague, tant son approche cinématographique différait de celle de la Qualité Française. Mais Pialat n’était pas là quand les autres triomphaient, ni même quand le succès des autres commençait à s’estomper, et que les promesses d’un cinéma jeune bouleversant le septième art en France n‘étaient que partiellement tenues. La Nouvelle Vague avait certes redéfini la donne dans un système sclérosé, et mis en branle les fauteuils trop vissés des grands noms de la Qualité Française, mais, à quelques exceptions près, ces films restaient marginaux. Et Pialat n’était toujours pas là.
Mais Pialat, de toute façon, ne les aimait pas trop, les autres. Car il avait été difficile pour lui de retrouver dans les films de ces jeunes gens les grands principes et les grandes théories édictés notamment par François Truffaut. Finalement, malgré les promesses, tout cela restait tout de même bien sage et bien propre ! En adepte de Jean Renoir, Pialat était d’une certaine façon proche des thèses énoncées par André Bazin, que cela soit vis-à-vis des idées sur le réalisme, le montage, le scénario. À l’instar des auteurs de la Nouvelle Vague, la haute conception qu’il se faisait de cet Art était en total opposition avec un cinéma français de qualité bien scénarisé, bien dialogué, bien éclairé, bref des films morts-nés, incapables de laisser le moindre espace en vue que le cinéma se fasse. Pialat s’oppose au léché, à la transparence, et ce en vue de révéler l’essence même des choses et des êtres. Dans un entretien publié aux Cahiers du Cinéma en 1987, il ironise sur le fait que La Bête humaine est un film mal foutu, et ce comparé notamment aux Enfants du paradis qui, lui, au contraire, est à tout point de vue parfait…
Ainsi, en pleine France chamboulée par 68, à 43 ans, Maurice Pialat sort enfin son premier long métrage, intitulé L’Enfance nue. Un film sur l’enfance de la part d’un cinéaste de 43 ans… Ce qui frappe d’emblée, et ce dès les premières images, c’est l’aspect rugueux de la matière cinématographique. Pialat, en inscrivant son récit dans le Nord de la France, ne définit pas simplement un cadre, un décor, mais capte la force d’un climat et d’une atmosphère afin d’en faire un des personnages principaux de son histoire. L’humidité, le gris, la pierre et la terre, sont au centre de ce film. S’offrent à nous dans toute leur vérité, leur nudité et leur pesanteur, des paysages, des villes écrasées par un ciel lourd de gris, des visages durs et beaux. Pialat porte à l’écran quelque-chose de finalement assez rare : il filme la France, s’immerge à l’intérieur d’elle, tel un ethnologue. Pourtant, jamais rien de cela ne sera mis en avant de façon trop claire et intentionnée. Pas de cartes postales ou d‘images putassières. Pialat intègre à son récit ces différents éléments. Il ne s’agit pas d’un sujet à part entière, mais de la substance même des choses et des êtres que n’importe quel cinéaste − ou même artiste − digne de ce nom se devrait de sentir.
La captation brute de ce qui est remet en jeu les fonctions habituelles attribuées à la place d‘un scénario dans le processus de conception d‘un film. Pialat ne tourne pas autour du scénario comme s’il refermait en lui les saintes écritures, ce à quoi il convient de revenir encore et toujours. Il n’est pas scotché à un plan de travail d’une précision telle que le réel en lui-même pourrait être considéré comme nuisible aux intentions premières, intentions auxquelles il faudrait rester fidèle. Il s’agit de ne pas être prisonnier de l’organisation des séquences, des scènes. Ce cinéma est plutôt un montage de blocs mis bout à bout, des morceaux de pellicule arrachés au réel et assemblés. Beaucoup de cinéastes filment en ayant une idée précise de la place qu’occupera tel ou tel plan. Ils respectent un schéma écrit sur le papier, et ne mettent rien au rébus, par peur de gêner la compréhension du film. Pialat se fout du scénario et de la continuité. Il s’intéresse à l’intérêt purement cinématographique de chaque plan, ce qu’il révèle et ce qu’il transmet. Le tournage reste donc pour ce type de cinéaste le lieu principal et primordial dans lequel le film se fait. Ni la préparation et l’écriture, ni le montage n’ont autant d’importance que ce présent où se fait le film. Seul intéresse Pialat ce qui va être capté par la caméra à un moment donné. Et peu importe le cadrage, la lumière, peu importe les intentions et la technique. Le plan, s’il n’a pas un intérêt purement cinématographique, est jeté à la poubelle. Seul le cinéma compte. Seul le cinéma conte. À défaut d’instaurer une continuité classique transparente, le montage dans un film comme celui-ci joue sur les contrastes, sur les oppositions entre vide et plein, bruit et silence. La fameuse scène du chat jeté du haut de l’escalier est révélatrice de l’intelligence avec laquelle Pialat sait jouer des oppositions inhérentes à la matière même des plans. Entre le silence et le sentiment de flottement que nous éprouvons à la vue de cet animal suspendu dans le vide et le boucan des gosses dévalant l’escalier, s’opère un raccord qui surprend et stimule tout simplement l’ouïe et la vue.
Cette captation de l’aspect sensoriel des êtres et des choses servira donc un récit à la fois mince et puissant : L’Enfance nue s’intéresse à un enfant de l’assistance qui, en raison de son comportement dangereux et imprévisible, se voit contraint de passer d’une famille d’accueil à une autre. Le film suit les difficultés que rencontre ce jeune garçon à s’intégrer, ainsi que les difficultés qu’éprouvent les familles qui l’accueillent à gérer les différentes crises violentes et destructrices qu‘il provoque. Se voyant confié à un couple de personnes âgées chez qui vit déjà un adolescent issu de l’assistance, il parviendra tout de même à trouver une forme de stabilité. Mais outre le cas particulier de cet enfant, Pialat brosse le portrait du monde ouvrier du Nord de la France, et ce de façon quasi documentaire, tel un ensemble de tableaux réalistes, mais sans aucun aspect revendicatif. Il s’agit autant d’un film sur l’assistance publique et sur le calvaire vécu par ces enfants sans foyer, qu’une approche cinématographique de la vie quotidienne des familles dans lesquelles se situe le récit : mariage, décès, excursion au cinéma, scène de repas, Pialat parvient comme peu à s’immiscer dans un milieu et à porter à l’écran des tranches de vie qui frappent par leur aspect authentique et vrai. La caméra est là, semble être oubliée, et capte un instant donné du quotidien d’hommes et de femmes à qui le cinéma s’intéresse peu. Des petits détails, des réflexions, des intonations prennent une portée comique, mais se révèlent être aussi incroyablement bruts, cruels et émouvants. Le film, grâce à son absence de fard et d’un récit véritablement structuré, nous révèle un ensemble de petites choses et d’attitudes avec une justesse rare. L’Enfance nue ne raconte pas grand-chose, mais bouleverse par sa vérité.