Été 1982, à Hyères. À l’avant d’un bateau qui fend les vagues, une jeune femme vêtue de blanc s’absente en fixant l’horizon, puis se retourne pour prendre la pose. Dès les premiers plans, À nos amours nous impose l’irréductibilité de sa figure de proue : non pas la jeunesse en général, mais bien Suzanne (Sandrine Bonnaire) en particulier, une adolescente opiniâtre nimbée de lumière. Le film sera son portrait tranchant, celui sur lequel le regard ne pourra que buter et glisser, sans chance d’en percer le secret. Klaus Nomi, reprenant « The Cold Song » adaptée du Roi Arthur d’Henry Purcell, annonce d’emblée la couleur : « Let me, let me, freeze again to death » chante-t-il, posant sur les images son aura vocale tragique. Le soleil, la mer et l’adolescence radieuse sont des chromos en trompe‑l’œil appelés à disparaître. Si la caméra de Maurice Pialat choie la candeur de Suzanne et exalte sa plastique, il n’en demeure pas moins que sous l’apparence pateline de ce corps couvent un désœuvrement et un orgueil (son frère lui en fera d’emblée la remarque, après avoir vanté sa beauté) tristes à mourir.
Solde de tout compte
À nos amours débute ainsi par quelques vignettes de jeunes gens candides qui se prélassent, flirtent et dansent, badinent avec l’amour dans un décor de vacances. La caméra se coule dans une ambiance estivale idoine mais le spectateur comprend vite que le film ne sera pas pour autant un ersatz des Sous-doués en vacances ou de la Boum (le cinéaste ira même ensuite jusqu’à écorcher l‘image de Sophie Marceau dans Police). Un silence qui se prolonge, une scène qui s’éternise, des acteurs qui hésitent, une rupture impromptue de rythme : le réalisateur s’emploie à échapper au façonnage et son film se soutient d’un désir de bousculer les attentes. Ce qu’il traque tient du déséquilibre, voire de la disgrâce. Pialat filme contre : contre les clichés, contre l’académisme, contre le scénario, contre le cinéma français et contre ses propres détracteurs. Dans la célèbre scène de repas de famille, où Pialat lui-même débarque sans crier gare pour faire la loi (il tient le rôle du père), Jacques Fieschi paie en quelque sorte l’addition. Le personnage est en effet violemment pris à partie et accusé de discréditer le travail littéraire de son fils Robert (Dominique Besnehard), mais les invectives s’adressent tout autant au beau-frère fictif qu’à l’ami venu lui prêter main forte, également rédacteur en chef de Cinématographe. De toute évidence, Pialat a élaboré ce stratagème revanchard dans le seul but de lui rendre coup pour coup, suite à un retour négatif sur son précédent film, Loulou (1980), paru dans les colonnes de sa revue. La trahison sciemment improvisée fera date. Elle montre surtout combien le cinéaste en colère s’octroie une totale impunité pour régler ses comptes à l’écran et dévoile la hargne sous-tendue dans sa stratégie de captation in vivo.
Chez Pialat, le cinéma tient du ressentiment. Il s’apparente à un combat sans merci où le regard ne se tient pas à l’image : à coups de griffes, il la triture et la gauchit. Les scènes d’hystérie familiale d’À nos amours, qui ont largement contribué à définir un style Pialat, certes à ses dépens et jusqu’à la caricature, paraissent aujourd’hui les plus affectées et, de fait, les moins réussies. La cruauté souffre d’être trop mise en scène et théâtralisée dans ses outrances (notamment le jeu plus volontariste que borderline d’Évelyne Ker). Il en va de même pour les gifles spontanées qui partent ici et là avec la célérité d’une balle. À l’effet de surprise occasionné, devant et derrière la caméra, répond une intentionnalité manifeste : non pas faire mal, mais susciter plutôt une sorte de « mal faire » en déstabilisant l’autre (poussé dans ses retranchements, l’acteur est obligé de sortir de son rôle pour mieux y revenir et l’habiter). À cette violence surjouée, on peut toutefois préférer celle en gestation, inopinée et trouble, que travaille aussi le film. L’un des plus beaux plans d’À nos amours n’est-il pas justement flou ? Filmée en plan rapproché dans un café en effervescence, un soir de fête, Sandrine Bonnaire se dirige seule vers le bar, secoue doucement la tête, jette un coup d’œil de la gauche vers la droite, se passe la main dans les cheveux. Ce moment furtif semble n’appartenir qu’à elle, soustrait à la durée de la scène et à ses impératifs techniques. Le flou persistant de l’image renvoie à celui du personnage, à sa lassitude, voire à son égarement dans cette parenthèse de temps à l’écart de celui du récit. La caméra glisse sur le visage souriant de Suzanne tout en saisissant déjà sa sourde mélancolie et son vague à l’âme : son mal-être. Il évoque « ce visage de la jeune fille à qui on n’a pas encore volé son ciel », comme l’écrivait Michaux au sujet du Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d’Anvers (1880), peint par Auguste Renoir. Filmer contre revient ainsi également, pour le cinéaste, à filmer tout contre, au plus près : moins pour toucher une profondeur supposée du personnage qu’au contraire pour l’en dépouiller.
Ça y est !
Le cinéma de Pialat se situe aux antipodes de toute forme de psychologie. S’il s’attache à scruter les failles de ses personnages, ce n’est pas avec l’espoir de les combler. De là sa violence originelle : il n’y a rien à expliquer, voire à comprendre, c’est à une singularité insaisissable que le regard touche. Le secret de l’être demeure opaque ; sitôt pense-t-on l’avoir approché qu’il échappe encore. Aucun film du cinéaste n’aura abordé aussi frontalement cette chimère que Sous le soleil de Satan (1987). « Je vous donne à ceux qui vous attendent, dont vous serez la proie » annonce Menou-Segrais (Maurice Pialat) au début du film. Adressée à son acteur fétiche, cette réplique du réalisateur sonne à la fois comme une confession et une sentence prémonitoire. Mais elle ne dit rien de ce qui sera donné, pas plus que le film n’apportera de réponses définitives aux atermoiements spirituels de l’abbé Donissan (Gérard Depardieu) : écrasé par le poids du monde sur ses épaules, il arpente l’immensité boueuse des paysages campagnards jusqu’à se détourner du but de son périple et s’engouffrer dans la brèche ouverte par le Malin. L’ambiguïté et l’incertitude demeurent consubstantielles aux êtres qui, égarés et acculés, n’en ont jamais fini de se perdre et de se raconter pour trouver leur chemin, cherchant une transparence inaccessible.
Les nombreuses scènes parlées dans Sous le soleil de Satan ne comblent donc pas davantage les attentes : toutes ouvrent sur un abîme infernal. Particulièrement diserts, les personnages se débattent entre les mailles de la raison et de la foi, usent du langage et de leurs facilités d’élocution étourdissante pour donner du sens à leurs actes, ou à tout le moins les questionner, devant une caméra qui reste impassible. Cette apparente sécheresse de la mise en scène pourrait passer pour de l’application, surtout chez Pialat. Mais ce serait faire fi du montage, notamment lorsque la caméra opère dans une scène dialoguée un audacieux déplacement à 180° d’un plan à un autre : plutôt que de s’ouvrir, l’espace se referme, annihilant la possibilité d’un hors champ. Un changement inattendu de point de vue et d’éclairage révèle alors autant une clôture (les personnages sont encerclés) qu’elle accueille un hiatus, jusqu’à produire un malaise terrifiant (qui regarde la scène à ce moment là ? le cinéaste ? le diable ? les deux à la fois ?). En outre, dans ces bouches qui parlent, les mots de Bernanos apparaissent pour ce qu’ils sont : un texte qui préexiste aux protagonistes. Pas plus que l’image n’est un refuge rassurant, les mots ne leur appartiennent. L’axiome vaut pour tout le cinéma de Pialat. La vérité du moment recherché, le tremblement de sa présence, feinte et réelle à la fois, semble répondre à une mystérieuse injonction auquel nul libre arbitre ne leur permettra de se soustraire. On comprend mieux dès lors pourquoi Donissan dégage parfois cette impression d’être ailleurs, rattrapé par lui-même tout en s’échappant à jamais.
« Ça y est ! » disait le garçu avant de fermer définitivement les yeux sur son lit de mort. Était-ce seulement pour signifier que c’en était terminé pour lui ? Ou plutôt, était-il enfin là, présent comme un père dans les yeux de son fils ? Épuisé, sur le seuil entre vie et mort, le garçu existait tout autant une dernière fois que Noria embrassant Mangin pour la première fois dans la voiture de Police. Les personnages de Pialat ne se sentent jamais plus vivants qu’en s’approchant dangereusement de la mort, jamais plus fort qu’en donnant des coups et en prenant. À plusieurs reprises, Suzanne évoquera également son envie de se tuer pour mettre fin à l’incompréhension dont elle fait preuve et aux disputes familiales redondantes. Son malheur de vivre, pourtant, lui donnera des ailes. Quant au dernier plan inoubliable de Sous le soleil de Satan, il fixe le visage de l’abbé Donissan dans l’éternité. Soumis au devoir de s’anéantir, il y apparaît soudain et cruellement comme un miroir resplendissant où, sans fard, l’ombre ne cessera plus de le disputer à la lumière.