Serge Daney disait de l’exercice critique qu’il consistait à « mettre ses pas dans les pas d’un autre qui en vaut la peine ». Un précepte que s’emploie à suivre Jérôme Momcilovic avec son nouveau livre consacré à Maurice Pialat, « un des derniers grands enregistreurs avec Cassavetes », toujours selon Daney. La Main, les yeux s’attache ainsi à remonter pas à pas le fil de l’œuvre, de l’enfance du cinéaste jusqu’au Garçu, tout en déployant un art singulier du portrait et du fragment. Tout est ici question de sensibilité : l’essai de Momcilovic est nourrie d’intuitions, de fulgurances et d’émotions chevillées à l’écriture. Son essai épouse les lignes de force et les contradictions d’une filmographie qui aura autant plongé dans les tréfonds de l’enfance que réveillé les morts. Rencontre avec son auteur.
Après un livre sur Arnold Schwarzenegger (Prodiges d’Arnold Schwarzenegger, Capricci, 2016) et un autre sur Chantal Akerman (Chantal Akerman – Dieu se reposa mais pas nous, Capricci, 2018), qu’est-ce qui a motivé l’écriture sur Maurice Pialat, un cinéaste qui a déjà fait l’objet de multiples ouvrages ?
Disons que le point de départ était le même : essayer de comprendre une émotion qui, face à ces films, me dépasse, m’échappe. Rattraper un retard sur cette émotion un peu aveugle, en tâchant de mettre des mots sur des forces qu’intuitivement on aurait tendance à raconter d’abord par des gestes, avec la main, justement : quelque chose qui jaillit, qui explose (Schwarzenegger), quelque chose qui glisse, longe, flotte (Akerman), quelque chose qui remonte (Pialat). C’est la seule certitude que j’avais au départ, hormis celle que Pialat est le plus grand cinéaste français : chez lui, il y a des choses qui remontent. Et cette sensation première, qui est unique (ce que me font les films de Pialat, je ne le retrouve dans aucun autre film), je me dis qu’elle doit bien avoir quelque chose à dire du cinéma lui-même, quelque chose d’une forme de magie pas tout à fait épuisée et qui nous renvoie aux origines de la machine cinéma. Or la littérature disponible sur Pialat, riche mais déjà un peu ancienne, me semblait n’interroger les films que de manière essentiellement prosaïque. C’est naturel, puisque la crudité du cinéma de Pialat, ses effets de réel très forts, invitent à interroger d’abord le processus concret de fabrication. Comment Pialat s’y est pris ? C’est une question largement documentée par les anecdotes de tournage, de même qu’on n’ignore plus grand chose des thèmes qui traversent son œuvre. Ces informations sont précieuses, mais elles ont fini par faire un peu écran aux films. Il m’a donc semblé qu’il restait tout un chantier à explorer, autour de choses plus volatiles, moins immédiatement palpables, moins parfaitement fidèles à ce que Pialat montrait de lui. Par ailleurs, j’ai eu pour ce livre une opportunité précieuse : l’accès que m’a donné la Cinémathèque au très riche fonds d’archives qu’y a déposé Sylvie Pialat voilà dix ans. L’occasion m’était donnée, encore plus qu’avec les précédents livres, de faire un portrait qui ne serait ni purement biographique, ni seulement déduit des films, mais les deux à la fois.
Le titre appelle une scission en deux parties : la main et les yeux. Ce choix s’est-il imposé immédiatement ?
La main a été le point de départ. J’ai été frappé par un détail en revoyant Le Garçu, qui est un film que j’adore. Deux plans très émouvants s’y répondent, sans se faire particulièrement remarquer. Dans le premier, le personnage de Gérard Depardieu observe, en la prenant dans la sienne, la main de son très jeune fils qui dort. Le deuxième plan, plus tard, montre la même chose, mais cette fois la main observée est celle de son père, qui s’apprête à mourir. J’ai alors revu L’amour existe, son premier court métrage professionnel, ayant oublié qu’il se termine lui-même sur l’image d’une main — celle de La Marseillaise de François Rude, qui orne un pan de l’Arc de Triomphe. Cette main, je n’y avais jamais songé jusque-là, évoque terriblement une autre image, probablement la plus célèbre de Pialat. Elle ne vient pas d’un film : c’est celle de son poing dressé, sur la scène du festival de Cannes. Surtout, il y a le texte de Pialat, lu par la voix-off : « La main de la gloire, qui ordonne et dirige, elle aussi peut implorer. Un simple changement d’angle y suffit ». Comme dans les deux plans du Garçu, il s’agit donc de regarder la main, et à la fois les yeux qui se posent sur elle. La main / les yeux : le programme était trouvé, d’autant plus évident que Pialat fut peintre, et que ses films m’évoquaient paradoxalement quelque chose de très physique (le côté main) et à la fois de très brumeux et cérébral (le côté œil). À partir de là, ne surtout pas faire une étude de motif, mais plutôt : retraverser les films en gardant à l’esprit que le cinéma est l’affaire de la main autant que de l’œil.
Au début de l’essai, on peut lire une épigraphe signée John Cassavetes (« C’est poser cent fois la question aux gens : combien êtes-vous sensible »). Tu fais ensuite assez peu référence à d’autres cinéastes, sinon de manière plutôt factuelle. Pourquoi était-il important que son nom apparaisse d’emblée ?
Je me suis replongé dans les films de Cassavetes alors que je réfléchissais à ce livre sur Pialat. L’occasion fut la publication, par mon éditeur, de la traduction française de l’énorme livre d’entretiens que lui a consacré Ray Carney. Cassavetes lui-même est depuis longtemps figé dans une série de clichés – justes, comme tous les clichés, mais insuffisants. En redécouvrant l’homme aussi bien que ses films, j’ai repensé à Pialat. Un premier instinct commande de les rapprocher : l’un comme l’autre ont fait des films contre le cinéma, des films teigneux, résolus à faire jaillir des éclats de vie inouïs. Immédiatement, un second instinct pointe à l’inverse les différences : l’un est si américain, l’autre si français ; l’un si proche du théâtre, l’autre si loin… La redécouverte éblouie des films de Cassavetes m’a ramené au premier instinct : ils ont tout de même beaucoup de choses en commun, en tout cas une folie partagée qui leur a fait tirer du cinéma plus qu’on ne l’aurait cru possible. Et comme je souhaitais, pour rester au plus près du secret des films de Pialat, me retenir autant que possible de les comparer à d’autres, je me suis contenté de cette brève citation, qui par ailleurs me bouleverse. Cassavetes y évoque bien sûr ses propres films, mais j’y trouve un résumé limpide de ce qui se joue dans le cinéma de Pialat, d’une sorte de brutalité généreuse et exigeante qui fait la grandeur de leurs films à tous les deux.
Enfance et abandon
Tu consacres les premières pages de ton essai à l’enfance. D’une certaine manière, on peut dire que l’œuvre de Pialat commence par son enfance et se termine avec son enfant.
Absolument : d’un enfant (celui qu’a été Maurice Pialat) à un autre (celui qu’il a eu à l’âge de 65 ans et qui a bouleversé conjointement sa vie d’homme et sa vie de cinéaste). Le Garçu est un film assez paradoxal, et une singulière manière de conclure une œuvre de cinéaste. C’est à la fois le moins abouti (car le plus flottant et hétérogène) des films de Pialat, et peut-être le plus abouti, puisqu’en filmant l’éveil de son propre enfant, Pialat trouve une chose qu’il a constamment cherchée tout en ne cessant de la déclarer perdue : la beauté nue du cinéma, qui est celle des premières fois. Filmer son propre enfant, c’était retrouver le geste de Lumière, inventant le cinéma en observant les jeux de sa fille, ou de sa nièce. La fille de Lumière, qui apparaît dans plusieurs de ses films, s’appelait Suzanne, comme l’héroïne d’À nos amours. C’est un hasard dans lequel j’étais forcé de voir un signe. Et pour en revenir à l’enfance de Pialat lui-même, il fallait commencer par là puisque c’est ce que faisait son premier film, L’amour existe. Là encore, j’ai été frappé en revoyant le film par un plan qui m’avait échappé, alors qu’il se donne vraiment comme le berceau de toute l’œuvre à venir. C’est un plan qui, par un travelling très lent, évoque ce que Pialat désigne comme son premier souvenir d’enfance – la toute première image. Il me semble toujours essentiel, et je m’y étais efforcé dans les deux précédents livres, d’interroger le regard d’un cinéaste tel que l’a façonné son enfance. Se demander ce qui a formé l’œil par lequel les films, plus tard, nous feront voir les choses.
Cette enfance est étroitement liée à la banlieue et à celui qui l’habite, « l’abandonné ». Peut-on dire que cette figure de l’abandonné constitue la racine du cinéma de Pialat ?
Oui, c’est justement ce qu’annonce L’amour existe, au prétexte d’un film sur la banlieue parisienne. Le plan que j’évoquais, et le texte qui l’accompagne, restituent une image d’enfance tout en y dessinant une idée du cinéma. « La mémoire et les films, entend-on, se remplissent d’objets qu’on ne pourra plus jamais appréhender ». L’œil du cinéma est fait pour regretter, pour saisir ce que ne peut plus saisir la main. Cette définition mélancolique n’est pas propre à Pialat, mais elle s’approfondit ici dans un tempérament hanté par la question de l’abandon. Le regard de L’amour existe est celui d’un enfant abandonné, et on sait que le premier long métrage de Pialat, L’Enfance nue, sera consacré à ce thème, documenté par une longue enquête auprès des services sociaux. Que l’abandon soit un sujet pour le cinéma de Pialat (il suffit de voir toutes ces figures masculines rongées par leur syndrome d’abandon, à commencer par celle de Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble), on le sait depuis longtemps. Il me semble en revanche qu’on a moins remarqué combien l’abandon dessine la forme même du regard à l’œuvre dans les films : c’est un certain type de point de vue sur le monde. L’abandonné, c’est celui pour qui, d’emblée, l’œil a remplacé la main. Le regard qui en résulte est à la fois sans illusion et singulièrement concentré. C’est un œil qui ne dévie pas, qui cherche à voir tout ce qui peut l’être, aussi longtemps qu’il faut. Plus que les situations décrites (la violence des relations dans À nos amours ou La Gueule ouverte), c’est l’obstination du regard du Pialat qui rend parfois ses films douloureux à regarder. Mais c’est le prix à payer pour voir vraiment les choses.
En quoi les premiers travaux de Pialat, ceux réalisés avant L’Amour existe, sont-ils intéressants ?
Ces premiers films amateurs, visibles depuis longtemps via les coffrets DVD Gaumont, sont une simple école, où Pialat tente des choses sans trop savoir où chercher alors qu’il se lamente du succès des autres. Mais tout de même, il y a une chose intéressante : lui qui est vu comme un cinéaste farouchement réaliste, ses premières tentatives, comme Isabelle aux Dombes, le portaient vers le fantastique – goût que, du reste, il n’a jamais perdu. C’est une autre intuition du livre, encouragée par certains propos de Pialat lui-même : l’impression que ce goût du fantastique a travaillé ses films plus qu’on ne le croit, et non pas comme un courant contraire à ses élans réalistes, mais plutôt comme une force liée. Une clef, même, pour comprendre ce que veut dire le réalisme pour Pialat.
Creuser le visible
Tu accordes justement plusieurs pages à la question épineuse du naturalisme, en la déplaçant notamment dans le champ inaccoutumé du fantastique. En rien réductible au « naturel » ou à une imitation de la vie, ce naturalisme tend à ce que « tout le visible soit vu ».
À vrai dire, j’avais d’abord décidé, par paresse, de ne pas me coller à cette question-là. Parce que c’est tout de suite une question très théorique, qui oblige à remonter le fil des différentes définitions de ce qu’est le naturalisme. Ce qui était sûr, c’est que Pialat n’avait rien à voir avec le « naturel » qui a envahi le cinéma français dans les années 1970 et qui persiste aujourd’hui chez des cinéastes qu’on décrit parfois, à tort, comme des héritiers de Pialat. Pialat ne cherche jamais à faire « comme si », et il est l’ennemi du détail éloquent. Ses films tout rapiécés (mélanges d’épisodes intimes versés au scénario, d’événements survenus au tournage, d’idées rachetées aux précédents films…) sont d’ailleurs remplis d’invraisemblances. Bref : le vraisemblable n’est pas son affaire. En revanche, on commence à retrouver Pialat quand on remonte l’histoire du naturalisme, jusqu’à ses origines scientifiques. Une chose que j’ignorais, c’est que le latin natura, qui est à l’origine du mot, désigne la naissance.
Voir tout le visible consiste aussi à voir les fantômes.
Oui, ils ont partie liée au réalisme de Pialat. En 1966, il découvre les films Lumière à l’occasion d’une célèbre rétrospective organisée par Henri Langlois. Il en ressort bouleversé, comme beaucoup, ayant trouvé à la fois un modèle, et la certitude triste que le cinéma ne sera plus jamais aussi beau. Or le Lumière qu’il s’approprie alors est un Lumière spirite : ce qui bouleverse Pialat dans ces tout premiers films, c’est le « vol d’existence » qui les rend « oniriques ». Bref, les fantômes. On le sait assez peu, mais à la fin de sa vie Pialat rêvait d’adapter L’Invention de Morel de Bioy Casares. Épuiser le visible, remplacer la main par l’œil, c’est se retrouver avec une image qui est lourde d’un regret : celui de n’avoir pas, ou pas assez, regardé quand c’était possible. Et de ne pouvoir se consoler qu’avec un fantôme. On en revient à la définition du cinéma que donnait L’amour existe. Les fantômes sont partout chez Pialat. Pour de bon dans La Maison des bois (le spectre du fils mort à la guerre) ou Sous le soleil de Satan (Mouchette), mais aussi, d’une manière moins explicite : Maman Jeanne dans le dernier épisode de La Maison des bois, Mémère la vieille dans L’Enfance nue (la scène sublime du polaroïd, qui précède sa mort bercée par Wagner), la disparition de Pialat au dernier plan d’À nos amours, ou encore la fin de Police…
Chez Pialat, il y a cette idée de creuser le visible – comme on creuse un trou – afin d’arracher une image qui soit la seule image possible, celle de la première fois.
Oui, c’est une lutte. Renoir, forcément lui, disait que le peintre a sur le cinéaste l’avantage « de creuser toujours le même petit trou ». Il y a quelque chose de cet ordre dans les films de Pialat, mais sans la rondeur et la ruse de Renoir : une manière violente, et on pourrait dire manuelle, de percer, creuser pour dégager la vérité, l’ « arracher » au cinéma, selon le mot judicieux d’Alain Philippon au sujet de Sous le soleil de Satan. Et pour ce qui est de creuser le visible, il y a un film bien sûr qui le dit d’une manière terriblement littérale, c’est La Gueule ouverte, avec lequel Pialat a filmé deux fois la mort de sa mère. Une première fois comme fiction, et la deuxième comme chose, puisqu’on sait qu’il fit ouvrir le cercueil dans lequel sa mère reposait depuis dix ans, pour y tourner un plan – évidemment disparu au montage. Que tout le visible soit vu, y compris là où on le soustrait aux regards : ce serait la morale de Pialat, celle de ses films comme celle de ses interventions publiques, qu’on a trop caricaturées en cabotinage. Il y a une véritable obsession de la vérité, parfaitement sincère, chez lui.
Portraits
Comment situes-tu Loulou, un film dont tu parles peu, dans la filmographie de Pialat ?
C’est vrai que ce n’est pas le film que j’évoque le plus, alors que je l’adore. Il s’y joue quelque chose d’essentiel, avec l’irruption de Depardieu dans le cinéma de Pialat. Avant Loulou, hormis dans certaines scènes de La Maison des bois, on se touche assez peu chez Pialat. Les personnages sont entièrement du côté de l’œil. C’est bien pour la remettre entièrement à son œil que Jean repousse Catherine dans Nous ne vieillirons pas ensemble : pour qu’enfin, le quittant, elle ne soit plus qu’une image, un regret. C’est tout le sens du film, qui chemine vers son ultime portrait de Catherine en forme de flashback. Or Depardieu introduit une dimension nouvelle. Une dimension physique, animale, quelque chose qui ramène du côté de la main. C’est une des beautés de leur collaboration, où se joignent des forces à la fois complices et contraires. Depardieu a dégagé de nouveaux chemins à Pialat. Le film, en outre, renferme une peur secrète, mais déterminante. Loulou est un grand film d’abandonnés – le personnage de Guy Marchand, celui de Frédérique Cerbonnet qui ouvre le film… Mais Depardieu est le plus grand abandonné : abandonné par l’enfant que la vie ne veut pas lui donner, puisque le film se conclut avec l’avortement du personnage d’Isabelle Huppert. On retrouvera ça dans Police, au détour d’une scène géniale dans un bistrot. C’est une hantise qui traverse toute l’œuvre : ne pas avoir d’enfant, et souffrir à ce titre d’une incomplétude, à la fois comme homme et comme cinéaste.
Il y a une part d’autobiographie dans tous les films du cinéaste, dont Van Gogh constitue l’autoportrait manifeste. Pour autant, ses plus beaux portraits ne sont-ils pas ceux de femmes filmées du côté de la vie, quand les hommes renvoient plutôt à une image de la mort au travail ?
Là aussi, question épineuse. Pialat, qui a tellement mis de sa vie dans ses films, jusqu’aux épisodes les moins avouables, les plus honteux, faisait-il un cinéma autobiographique ? Je crois que non. Ce qu’il va chercher dans les tréfonds de sa vie personnelle, c’est un outil, c’est une force vouée à rencontrer d’autres forces. Par exemple celles qu’il fait remonter chez ses acteurs. Des forces qui remontent à la manière d’un courant atmosphérique, et convoquées par Pialat à titre expérimental. Comme d’autres choses, les souvenirs personnels sont là pour susciter une réaction, ce n’est pas une fin. De même, est-il si évident que Van Gogh est un autoportrait ? Le premier plan, montrant la main de Pialat qui peint sur la toile de Van Gogh, invite évidemment à le penser, mais c’est en soi assez surprenant car Pialat n’est vraiment pas coutumier des signatures d’auteur de ce genre. J’ai mis du temps à aimer Van Gogh, et j’ai fini je crois par l’aimer quand j’ai compris que Van Gogh n’en était pas vraiment le sujet. Le sujet, c’est la naissance, à la dernière image du film, d’un personnage : Marguerite Gachet. C’est comme Nous ne vieillirons pas ensemble : le film commence véritablement avec son dernier plan. Sauf que ce n’est plus la naissance d’une image (le regret de Catherine dans les vagues, en vacances) mais la naissance d’un personnage, tout ce qu’il y a de plus vivant. En fait, c’est là que le film tient de l’autoportrait d’artiste : au dernier plutôt qu’au premier plan, avec la démonstration de ce que peut un cinéaste plutôt que de ce que fait un peintre. Le peintre, c’est celui qui fait naître un ciel avec un peu de peinture bleue. Le cinéaste, lui, fait naître un personnage avec un visage d’actrice : Marguerite. Et à travers elle, oui, il y a comme la quintessence du regard que Pialat a posé sur les femmes. Pour revenir rapidement à l’une des scènes les plus connues, et qui a été souvent mal comprise : le long plan qui voit Jean Yanne agonir Marlene Jobert dans une voiture a pour unique sujet le visage de la femme. La composition en est très claire : c’est un portrait, puisé par la caméra dans les infimes variations que la souffrance imprime sur un visage.
Pour finir, j’aimerais que l’on évoque ta démarche et l’écriture à proprement parler. Comme dans tes deux précédents livres, cet essai procède d’un parti pris singulier : l’analyse filmique d’obédience universitaire, souvent convoquée dans les ouvrages consacrés au cinéma, cède ici le pas à une approche plus ouvertement littéraire. Ton propos se construit en une succession de fragments, de pistes d’abord disséminées et entrecoupées de citations opérant comme des traces sur lesquelles tu reviens ensuite incessamment pour dégager des idées fortes. Au fil des pages, le livre prend forme. En ce sens, je trouve qu’il est proprement habité et que ton écriture tient d’une forme de hantise : l’œuvre de Pialat est autant regardée qu’elle te regarde – voire nous regarde.
Cette hantise, c’est ce que j’évoquais au début : c’est ce sentiment qu’une émotion est trop grande pour vous, trop grande pour être vue en quelque sorte, et qu’il faut trouver un moyen non pas de s’en extraire, mais de la regarder vraiment, de trouver un point de vue pour la saisir en entier. Et puis, Pialat c’est vraiment la hantise pure. Logique d’obsessionnel, qui ressasse. Et hantise des images qui sont autant de fantômes. D’une manière générale, les films laissent en nous des résonances, plus que des scènes ou des plans à proprement parler. Des échos, qui se logent aux côtés d’autres échos – de nos vies, d’autres films, de lieux, de sensations… Le format universitaire que tu évoques est souvent riche d’idées, mais les développements un peu cliniques sur tel plan, tel motif font trop souvent perdre le contact des films, et abandonner totalement cette logique d’échos volatiles qui sont, je crois, la seule piste à suivre pour enquêter sur une émotion. Il y a un équilibre à tenir, que j’ai l’impression de commencer à trouver un peu ici. Le livre que j’avais consacré à Akerman fonctionnait déjà sur un logique de fragments, mais c’est une forme qui s’était imposée au fil de l’écriture, guidée par le mouvement des films. Ici, j’ai essayé d’en faire un programme, un cap qui me semblait une manière juste d’approcher Pialat, dont les films eux-mêmes fonctionnent par chocs poétiques, frictions de souvenirs, d’éléments de vie ou de fiction… Disons qu’il s’agit de suivre des intuitions, mais pas au sens où il faudrait les transformer en autre chose – en certitudes par exemple. Simplement se laisser guider par elles, puis trouver le moyen de les faire résonner suffisamment pour qu’à leurs points de rencontre elles disent quelque chose, et à la fois suffisamment peu pour ne pas perdre la sensation des films. Je crois que si une interprétation est forte, elle peut être dite en quelques lignes, et il faut passer à autre chose : c’est au lecteur de conclure. Les films de Pialat, ce n’est pas seulement que je les aime : ils me sidèrent et me bouleversent – lui-même d’ailleurs, sa présence à l’image, m’ont toujours fait le même effet. Le pire aurait été d’anesthésier cette émotion en voulant lui faire rendre gorge par l’analyse. Je préfère là-dessus faire confiance au lecteur, en le guidant dans les films et la vie de Pialat par une succession d’échos qu’il relèvera ou pas, selon le chemin que lui-même empruntera. Qu’il se sente, en effet, regardé, accompagné par un trajet sensible où il rencontrera, je l’espère, quelque chose de Pialat, ou au moins de l’émotion que ses films m’ont donnée.