Cinéaste né sur le tard (il fera ses débuts à l’âge de 43 ans), Maurice Pialat n’aura jamais cessé de courir après le temps, et plus encore après l’enfance. La sienne tout d’abord : à peine dissimulée sous le vernis de la fiction, son premier film s’en souviendra comme d’un grand cri étouffé. Vingt-sept ans après L’Enfance nue (1968), c’est encore elle qui se trouve au centre de son dixième et dernier long-métrage, Le Garçu (1995). Mais les années ont passé et son regard (de père) a évolué : l’enfance n’est plus ce trou noir dont l’homme peine à s’extraire mais, au contraire, une ultime bouée de sauvetage à laquelle se raccrocher. Aux histoires bringuebalantes d’adultes pugnaces mais fatigués par les remous de la vie, le Pialat du Garçu préfère de toute évidence la fougue imprévisible du jeune Antoine, joué par son propre fils de 4 ans. D’emblée, le gamin impétueux surgit dans le film comme un chien dans un jeu de quilles, prêt à tout bousculer sur son passage, à commencer par le cadre (de la caméra et de la fiction). C’est un condensé d’énergie pure déposé au seuil d’un récit qu’il semble vouloir plier à ses désirs (« c’est moi qui ait eu l’idée »), jusqu’à le déconstruire et le mettre sens dessus dessous.
Film de vacance
Dans Le Garçu, l’enfance déborde de toute part comme un raz de marée et appelle davantage à un chambardement qu’à un simple chamboulement. Elle implique autant une épaisseur du présent, approché sans préméditation ni calcul, qu’un relâchement de la narration. « Le meilleur calcul, c’est l’absence de calcul » disait Picasso. Avec Le Garçu, Pialat fait acte de lâcher-prise : se succèdent faux-raccords, contre-jours et regards caméra incessants, ellipses narratives incohérentes et erreurs incongrues de dialogues (Géraldine Pailhas se prénomme tantôt Sophie, tantôt Sylvie, comme la femme du réalisateur). Nombreuses sont les séquences qui procèdent ainsi d’une forme d’indécision et d’imperfection assumées, voire de précipitation. Elles fonctionnent comme des blocs de durée juxtaposés les uns aux autres qui dérivent vers un horizon incertain où les accrocs feraient office de raccrocs. Rien d’étonnant chez le réalisateur dont les films participent, tous peu ou prou, d’une volonté de faire rendre gorge aux plans, d’accoucher d’une vérité par-delà la maîtrise et les conditions de tournage, plutôt que de porter strictement le récit d’un point à un autre. Une fuite en avant chaotique que Pialat, en éternel insatisfait, taraudé en permanence par des contradictions irrésolues (entre le choix de laisser faire et de défaire, et celui de bien faire malgré tout), condamnait lui-même. Le Garçu n’y échappera pas : épuisé et hypertendu, le cinéaste témoignera au moment de la sortie du film en salle de ses regrets de ne pas avoir pu retourner les scènes avec son fils. Il n’en demeure pas moins que la beauté du film, reçu tièdement à l’époque, tient justement à cette façon de fuir la bienséance d’une représentation normée, en radicalisant une démarche libertaire déjà éprouvée. Jusqu’au-boutiste, Le Garçu peut se voir comme une sorte de brouillon d’un film éludé qu’on ne verra jamais, une proposition désinvolte de cinéma reléguée habituellement dans les marges : un cinéma de repentirs. En cela, il s’apparente aussi à la métaphore salutaire d’une vie faite de vicissitudes, de choix, de renoncements, d’occasions perdues et d’épiphanies.
Une scène de vacance(s) à l’île Maurice synthétise à merveille l’art volontiers iconoclaste du cinéaste : tandis que Sophie et Antoine sont assis dans un bus où retentit Is This Love de Bob Marley, une cohorte d’enfants vient s’agglutiner dehors contre la fenêtre, attirée par la caméra et la scène filmée à l’intérieur du véhicule. Pourquoi une telle scène, sans le moindre intérêt dramatique, n’a‑t-elle pas été coupée au montage ? Pour Pialat, il ne s’agit pas seulement de désacraliser l’acte de filmer et de montrer le lien ténu entre fiction et réalité. Desserti du carcan d’une représentation convenue, le réel ne fait pas que surgir à l’écran, il donne à voir le geste qui initie sa venue. La tentation presque démiurgique de Sous le soleil de Satan (1987) et, dans une moindre mesure, de Van Gogh (1991), laisse place ici à un cinéma de l’exécution hic et nunc où tout est à prendre. En filmant l’enfance derrière et devant une même vitre, Pialat la laisse envahir tout l’espace comme une lumière enfin rattrapée, comme une force latente jusqu’ici réprimée et révélée au grand jour. Cette croyance en la fraîcheur de l’instant, fût-elle inopinée, et au champ d’énergie qu’il suscite relève d’une bouleversante allégeance à l’enfance et à sa suprême insouciance. Le regard surgit à la fois désarmé et comme rendu à son essence. Il trouve en lui-même sa fin : un amour émerveillé pour l’autre et sa seule présence, tel que le chante également Bob Marley (« I wanna love you every day and every night »).
Il était une première fois
« On a l’air fin, là, on est comme deux gamins ». Dans sa voiture, le flic Mangin (Gérard Depardieu) embrasse passionnément la délinquante Noria (Sophie Marceau). « Au contraire, c’est ça qui est bien » lui répond la jeune femme, avant de suspendre à nouveau son souffle à ses lèvres. Il aura fallu attendre soixante-quinze minutes et que la nuit tombe pour que ces deux-là, enfin, se regardent et s’enlacent en cachette. Il aura fallu resserrer le cadre et se rapprocher des corps pour que ces deux gamins, jouant au policier et au voleur, fassent sauter les conventions sociales et l’image qu’ils donnaient jusqu’ici d’eux (celle du macho et de la garce). De Police (1985), le cinéma français a surtout retenu les scènes de commissariat documentées et immersives, le polar social et anti-spectaculaire (Pialat clamait ironiquement que c’était « son Belmondo »), ou encore les voyous plus vrais que nature. Pourtant, le film est aussi l’histoire de deux visages qui se guettent, se rapprochent, se frottent et finissent par épouser mutuellement leurs courbes. Filmés en gros plans (un choix plutôt rare chez le cinéaste, portraitiste hors pair qui leur préfère nettement les plans rapprochés à hauteur d’épaules), ils sont déjà ceux de deux corps qui se dénudent et dont les émotions affleurent sans réserves. Se révèle ainsi en filigrane un idéal non dénué de naïveté, voire une attente enfantine : s’aimer, certes, mais comme au premier jour. Lequel appartient irréductiblement au passé. Dans À nos amours (1983), ce vœu pieux nourrissait sans relâche la mélancolie chevillée au corps de Suzanne (Sandrine Bonnaire) : « La seule fois où j’ai été heureuse, c’était à Courchevel » se souviendra-t-elle en évoquant un moment manifestement intense passé sur une luge avec Luc (Cyr Boitard), son amoureux de quinze ans. Depuis, la tristesse dure toujours.
Chez Pialat, l’amour est un secret bien gardé, presque une effraction dans des récits qui, bien souvent, en ont fait le deuil. Mais si les personnages enragent de ne plus s’aimer et se font peu d’illusions, ils ne demandent pas moins à être (encore) étonnés. D’où l’ambivalence de leurs comportements, l’aspect cyclothymique de leurs relations, ce va-et-vient permanent de désirs discordants qui montre, dans leur impureté, un vrai désir de pureté. La scène de baisers dans Police s’avère ainsi d’autant plus bouleversante que le cinéaste s’attarde à la filmer pour ne plus, ensuite, y revenir. Ce qu’attrape le regard aux aguets, ce qu’il vole de cette vie privée à un moment, en se rapprochant au plus près des visages, il le perd celui d’après. Il va et vient pour ne rien garder. Ce regard-là, c’est encore celui de l’enfant qui démantèle et brise son jouet. Rejouant à l’identique la scène quelques minutes plus tard, les amants se déchireront (« ça ne peut finir que très mal » lance Noria à un Mangin abattu). Reviennent alors à l’esprit les autres plans mémorables de voiture de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972). Le couple formé par Marlène Jobert et Jean Yanne évoluait dans ce lieu de transit comme sur un champ de bataille, leurs relations étant assujetties à l’acrimonie et aux caprices de Jean, jusqu’à un ultime plan où le personnage, perdant sans gloire, filmé de dos, voyait l’objet de son désir enfin retrouvé s’en aller pourtant à jamais. À trop (re)jouer une scène impossible, le couple avait fini par se détruire lui-même et enterrer ses rêves d’enfant.