En marge de l’exposition Maurice Pialat, qui rassemble peintures, dessins, photographies, affiches et documents de travail, la Cinémathèque diffuse toute la filmographie du cinéaste. Si l’homme et le metteur en scène n’ont plus besoin d’être célébrés, l’acteur reste peut-être à découvrir.
Sur Maurice Pialat, sa vie et ses films, tout semble avoir été dit, écrit, raconté. Depuis sa mort en 2003 et la réédition de son œuvre intégrale en coffret DVD, le cinéphile dispose d’une somme considérable d’archives, de témoignages et d’entretiens à son sujet. Même ses premiers courts métrages (dont le magnifique L’amour existe et les beaux « poèmes » turcs) appartiennent désormais au patrimoine documentaire. Que reste-il à explorer du personnage ? L’exposition à la Cinémathèque entend mettre en valeur sa vocation de peintre, bien connue et largement commentée. Par contre, ses talents d’acteur ont été moins souvent abordés. Le cinéaste se confond tellement avec l’homme que l’on oublie parfois le comédien. Pourtant, Maurice Pialat aura tenu des rôles importants dans trois de ses films (La Maison des bois, À nos amours, Sous le soleil de Satan) et fait plusieurs apparitions chez des réalisateurs amis (Jean Rouch, Claude Chabrol, Jean Eustache…) Étalées sur trente ans, ces différentes interprétations frappent par leur cohérence et dessinent une figure quasi-archétypale, au jeu très singulier.
Dans les années 1950, Maurice Pialat gravite dans le milieu du théâtre. Il travaille avec le metteur en scène Michel Vitold, souhaite devenir acteur professionnel, joue aux côtés de Maria Pacôme ou Edwige Feuillère. Vocation plutôt éphémère : « Ma carrière a tourné court, je n’étais pas bien dans ma peau. » Parallèlement, il gagne sa vie comme représentant pour les machines à écrire Olivetti. L’entreprise lui commande un film pour la fin de l’année 1957 : il réalise ainsi Drôles de bobines, petite farce burlesque, où il incarne avec force mimiques un sous-directeur peinant à contrôler son personnel. Dans un esprit potache, Pialat rend hommage au cinéma muet et multiplie les gags. Sa composition outrancière repose sur le mouvement (il s’exerce à l’escrime et à la corde à sauter sur les toits de Paris) et des grimaces très prononcées (il roule des yeux, se pourlèche les babines, tâte sa longue barbe en pointe, gesticule à tout va…). Si cette prestation comique n’annonce en rien sa carrière à venir, elle a le mérite de trancher avec l’image du Pialat bougon et atrabilaire qui lui collera jusqu’au bout à la peau.
En 1964, Pialat a bientôt quarante ans et commence enfin à percer dans le monde du cinéma. Il participe au tournage des Veuves de quinze ans de Jean Rouch, un court « essai sur les adolescentes de Paris » en pleine libéralisation des mœurs. Sa prestation dure à peine deux minutes, mais constitue un moment clé, à la toute fin du film. Dans ce tableau de la jeunesse yé-yé, il représente le point de vue des adultes, dépassés face à la nouvelle génération. Photographe de mode, il reçoit dans son studio une ribambelle de mannequins débutantes et s’enquiert de leur vie entre deux clichés : « C’est la première fois que tu poses ? – Pourquoi ? – Argent de poche ? – Quel âge as-tu ? – Tu as déjà beaucoup fait l’amour ? – Ça t’a fait quoi ?» Pialat utilise ici ce qui deviendra plus tard son arme favorite : l’interrogatoire. Tout comme il manipule les projecteurs et règle son appareil, il dirige la scène de bout en bout, distribue la parole et oriente les échanges. Les questions sont directes, franches et incisives. La voix tranchante, sèche, autoritaire. Derrière cette apparente rudesse, Pialat révèle pourtant un visage contrasté. Il donne les ordres (« Change-toi !», « Souris !») mais reste toujours à l’écoute. Brutal mais curieux, sévère mais attentif, il oscille sans cesse entre jugement et bienveillance. Et s’il pousse le dialogue aussi loin, c’est avant tout parce qu’il exige de ses interlocutrices une égale sincérité. Cela ne l’empêchera pas de lâcher une sentence définitive : « Tout est possible, mais rien n’est obligatoire : comme ça vous avez inventé la liberté…» Dès ses débuts au cinéma, Pialat s’impose ainsi comme un moraliste, portant un regard d’autant plus cruel sur la société française et ses contemporains qu’il nage à contre-courant de son époque. Trop âgé pour incarner la relève, trop solitaire pour rejoindre un mouvement, il n’appartient pas à la Nouvelle Vague et se réfugie dans une position de franc-tireur.
Ce premier vrai rôle, alors qu’il n’a encore réalisé aucun long métrage (L’Enfance nue sortira en 1969), sert de matrice à toutes ses futures compositions. Pialat campera ainsi beaucoup de figures paternelles et donnera souvent la réplique à de très jeunes comédiens. Dans Que la bête meure de Claude Chabrol, il reçoit les aveux de Philippe, un adolescent parricide. Dans Mes petites amoureuses de Jean Eustache, il sermonne Daniel, le petit apprenti. Il règne en maître sur une classe dissipée dans La Maison des bois. Enfin, dans À nos amours, il observe l’éclosion de Sandrine Bonnaire, quinze ans seulement au moment du tournage. D’ailleurs, lorsqu’il entre pour la première fois dans le film, ouvrant la porte de la chambre de sa fille, celle-ci le salue de manière éloquente : « Tiens, voilà le père !»
Père de substitution pour les orphelins de La Maison des bois, père spirituel pour l’abbé Donissan dans Sous le soleil de Satan, Pialat aura brillamment occupé cette fonction à l’écran – lui qui ne donnera naissance à un fils qu’au soir de sa vie et témoignera de cet événement dans Le Garçu. Père-la-morale, diront certains, tant il affiche en permanence le besoin d’éduquer, de réprimander et gronder. « Je suis un peu sévère, je ne suis pas tout à fait comme vous » dit-il dans La Maison des bois à l’instituteur parti au front, dont il effectue le remplacement. Exigeant, il se montre rarement satisfait et cherche toujours à hausser le niveau de ses élèves. Et si par hasard il laisse échapper un compliment, il le nuance aussitôt : « C’est pas trop mal, mais tu la savais mieux tout à l’heure…» glisse-t-il à un garçon qui vient de finir sa récitation. Lorsqu’il fait ses adieux au petit Hervé, dans le sixième épisode du feuilleton, il ne peut s’empêcher de conserver son ton professoral, malgré son émotion : « J’espère que tu travailleras bien à Paris. Tu n’as pas beaucoup d’attention, hein ? T’as été premier une fois en rédaction, mais le reste du temps, c’est pas brillant, il faut travailler mieux que ça. »
Avec sa dégaine massive et son charisme évident, Pialat endosse naturellement les habits du pouvoir. Il porte avec la même aisance l’imperméable du commissaire Constant dans Que la bête meure, la blouse grise de l’instituteur Testard dans La Maison des bois ou la soutane de Menou-Segrais, le doyen de la paroisse dans Sous le soleil de Satan. Au cœur de ses propres films, Pialat s’attribue une place qui lui permet de garder son emprise sur les autres comédiens et d’influencer directement leur jeu. Dans La Maison des bois, il donne le rythme de chaque scène et contrôle l’improvisation des enfants, profitant de son double statut : faux maître d’école et vrai réalisateur. Il manie sa règle comme un chef d’orchestre, pose les questions et rebondit à chaud sur les réponses : « Comment est le drapeau de la France ? – Et pourquoi est-il bleu-blanc-rouge ? – Et pourquoi depuis la Révolution ? – Comment était-il avant ?» Même stratégie dans À nos amours, où Pialat mène un long ping-pong verbal avec Sandrine Bonnaire : « C’est à cette heure-ci que tu rentres ? – Qui c’est ce garçon ? – Tu me prends pour un idiot ? – Bernard comment ? – Qu’est-ce qu’il fait ? – Tu comptes l’épouser ?» Pialat dirige ses acteurs de l’intérieur et les oblige à une réactivité totale. Dans La Maison des bois, il s’amuse à faire rire ou pleurer sur commande le petit Bébert, qui change d’expression selon qu’on lui pose ou non un bonnet d’âne sur la tête ! La première image de Sous le soleil de Satan offre un condensé frappant de cette méthode : seules les mains de Pialat apparaissent en haut du cadre, maniant un rasoir au-dessus de la tonsure de l’abbé Donissan – autrement dit, le cinéaste tient littéralement Gérard Depardieu sous sa coupe.
Mais la présence de Pialat au casting ne se résume pas à cet intérêt purement dramatique ou théorique. Il dégage surtout une force rare et offre une remarquable consistance aux personnages qu’il interprète. Pour mesurer sa cinégénie, il suffit par exemple de regarder le court portrait muet réalisé par Gérard Courant dans le cadre de son vaste projet Cinématon. Face caméra, Pialat nous scrute dans un silence de plomb et son regard noir crève l’écran, porteur d’une insondable tristesse. Cheveux poivre et sel, traits burinés, sourcils froncés, les joues mangées par une barbe épaisse, son visage ombrageux s’illumine parfois d’un sourire étonnant – mais jamais très longtemps, la douleur et la mélancolie reprenant bientôt le dessus. Pialat acteur, c’est exactement cela : un mélange permanent de gravité et de douceur, une sensibilité à fleur de peau sous une stature imposante. Il n’est jamais aussi émouvant que lorsqu’il joue sur ces deux registres en même temps : il faut le voir serrer la main du petit Hervé avec une solennité maladroite dans La Maison des bois, lui tapoter la nuque et réajuster son cartable avant de le regarder s’éloigner vers sa destinée, sans mot dire, immobile, craignant de sombrer dans l’attendrissement ; ou bien accompagner Suzanne, dans la dernière séquence d’À nos amours, à bord d’un bus qui la conduit vers l’aéroport : en l’espace d’une minute, il passe de la plus grande dureté (« T’es pas aimante, hein, t’arriveras jamais à aimer quelqu’un !») à la plus grande tendresse, caressant ses fossettes et la contemplant avec un amour infini (« Alors, mademoiselle Suzanne, on va nous oublier ?») Et l’on repense alors à ses derniers mots dans Les Veuves de quinze ans : « ça va, rien n’est perdu, si tu crois à l’amour…»
Car Pialat, c’est aussi une voix reconnaissable entre mille, avec ses pleins et ses déliés, ses hésitations et ses pauses, mais toujours cette obstination à tracer son chemin, à trouver la phrase juste. Une voix lente, mesurée, calme, mais d’une efficacité redoutable, capable de balancer des vacheries avec une terrifiante placidité ou de laisser planer une menace avec une simple formule laissée en suspens. Dans Que la bête meure, il dévoile à Michel Duchaussoy les circonstances de la mort de Jean Yanne avec une imparable rigueur scientifique : « Ce poison est vulgairement appelé mort-aux-rats. Il occasionne une mort atroce : les centres nerveux sont paralysés ; dans l’heure qui précède la fin, le corps est agité de soubresauts, comme dans une crise d’épilepsie ; la respiration devient impossible ; Paul Decourt a dû souffrir abominablement. » Dans Mes petites amoureuses, lorsque le petit Daniel exprime son désir de poursuivre ses études, Pialat refroidit ses ardeurs en lui assenant tranquillement une tirade assassine : « T’as été à l’école ? Eh bien, tu vois, tu travailles comme les autres… Tu veux faire le malin, mais tu seras comme nous, toujours un pauvre type. » Inutile enfin de rappeler en détail la fameuse séquence du repas dans À nos amours, où il règle son compte à tous les convives, assis en bout de table, à la place du Commandeur, distribuant ses piques sans jamais perdre son sang-froid.
Cette voix blanche et posée impressionne d’autant plus qu’elle sort d’un corps lourd et pesant. Elle offre un contraste saisissant avec son physique robuste, sa démarche lasse et son flegme apparent. La violence de ses propos tranche avec la minutie de ses gestes, comme dans À nos amours, où il rabroue sa fille sans quitter son travail des yeux, concentré à découper les fourrures dans son atelier. Pialat incarne des personnages terriens, ancrés dans une réalité sociale bien définie, et cherche toujours à s’approprier les habitudes d’un métier : pour chaque rôle, il apprend à manipuler les instruments du photographe, du commissaire, de l’instituteur, de l’artisan ou du curé. Ce souci de technique trouvera son apogée dans Van Gogh, où son apparition se limite au générique : la main qui peint et ouvre le film, c’est la sienne – comme une ultime signature, discrète et majestueuse. Dans Le Garçu, son dernier film, l’un de ses plus autobiographiques et personnels, le père meurt et Pialat ne joue pas.