Nombreux sont les films américains hantés par le spectre du 11-Septembre. Encore récemment, La Guerre des mondes, Inside Man traitaient implicitement le sujet sous couvert de fictions traditionnelles, une adaptation d’un roman de science-fiction ou un récit de casse. Vol 93 marque un réel tournant par rapport à ce type de traitement, en s’emparant de l’événement même et en le serrant au plus près. Il se focalise sur ce fameux quatrième avion détourné le 11 septembre 2001, qu’une révolte des passagers, informés par téléphone des attentats sur les tours jumelles, avait fait s’écraser. On n’a jamais connu le déroulement exact de la révolte : le film comble cette zone d’ombre et installe une fiction d’un réalisme cru et quasi documentaire. Vol 93 s’appuie sur pléthore de documents, témoignages, entretiens. Par exemple, les familles des victimes ont été volontairement impliquées par le réalisateur dans l’élaboration du scénario. Cependant, le film va bien au-delà d’une simple reconstitution, en proposant une réflexion déterminante sur ce qui est son véritable sujet : l’information.
Plus que le réalisme, il faudrait probablement évoquer, pour Vol 93, la notion d’honnêteté. Premièrement, le film reconstitue fidèlement ce qui s’est passé le 11-Septembre, à la fois dans l’avion lui-même, mais aussi au sol, dans les différents centres de contrôle aérien concernés des États-Unis. Sur ce point, l’immense travail d’enquête effectué en amont par l’équipe du film est évident, sans être à aucun moment pesant. Ce n’est pas son seul mérite. Vol 93 exhibe aussi, à travers sa mise en scène, sa construction documentaire : caméra à l’épaule, jump-cut, ellipses, plans de coupe, multiplication des personnages et des récits, montage alterné entre les différents lieux de l’action, souligné par les changements francs de lumière (bleue, jaune, verte), cartons d’explication à la toute fin. La mise en scène joue cartes sur table la référence au documentaire, dans la lignée d’autres grands films réalistes comme ceux de Peter Kosminsky (Warriors, L’Affaire Kelly).
L’honnêteté du travail de Paul Greengrass se retrouve aussi dans son approche des personnages, dont il faut souligner deux caractéristiques essentielles : l’absence de héros parmi les passagers ou l’équipage, qui contraste avec leur héroïsation par l’opinion et le gouvernement américains ; la vraie chance (comment l’appeler autrement ?) donnée aux personnages des terroristes. D’un côté, les passagers, les hôtesses et les pilotes ne sont que des visages : tantôt absents et nimbés des lumières stratosphériques, tantôt paniqués, liquéfiés, en pleurs, tantôt révulsés et déterminés. On peut louer le refus de toute psychologisation : en quelques traits, attitudes, gestes, le réalisateur saisit ses personnages. Il faut d’ailleurs noter que la plupart des acteurs du film sont des professionnels… de l’aviation : contrôleurs aériens, hôtesses, pilotes, jouent leur propre rôle. Quant aux terroristes, le film, qui s’ouvre au matin du 11 septembre sur leurs prières en voix off et fond noir, leur offre une certaine humanité et une authentique motivation. Les parallèles entre eux et les passagers sont ainsi multipliés : aux « je t’aime » des passagers à leurs proches par portables interposés répond un « je t’aime » du terroriste à sa fiancée au tout début du film ; à l’anxiété des passagers qui précède l’attaque du cockpit correspond l’anxiété des terroristes quelques minutes plus tôt avant la même attaque ; à la terreur des passagers à l’arrière de l’avion répond celle des terroristes à l’idée de ne pas pouvoir atteindre leur cible. Ils en deviennent moins fanatiques, moins incompréhensibles, plus humains : on s’identifierait (presque) à eux pour quelques instants. Vol 93 nous implique à ce point dans son projet qu’on est au bord de développer un syndrome de Stockholm.
Vol 93 a une incontestable dimension tragique. Comme dans la tragédie antique, on sait déjà en allant voir le film non seulement que ça va mal finir, mais aussi comment ça va mal finir : les passagers vont se révolter, l’avion va s’écraser. Ce qui importe donc, c’est la façon dont le récit va s’agencer et dont il va être narré. Le refoulement de l’événement déclencheur est essentiel : le réalisateur retarde le moment du décollage puis insiste dessus, par de très nombreux plans sur le plein d’essence, l’accueil des passagers, le positionnement de l’avion sur la piste, les instructions données au pilote, sur une bande-son saturée d’inquiétants vrombissements de moteur, de bruits de décollage et d’atterrissage, etc. Or, une fois que l’avion a décollé, on ne peut plus revenir en arrière : la tragédie va devoir se dérouler. Retarder le décollage participe ainsi de la tension : dans la tragédie comme dans le film d’horreur, celle-ci repose sur le principe de l’attente.
Comme dans la tragédie aussi, on se demande si ce qui doit arriver va vraiment arriver : les terroristes hésitent à attaquer le cockpit, dont la porte reste fermée par intermittence – vont-ils le faire ? Après le détournement, les passagers élaborent un plan d’attaque viable, découvrant même un pilote parmi eux – vont-ils réussir ? Surtout, le film pratique l’ironie tragique. Un passager arrive en retard au décollage… malheureusement pour lui, on l’a attendu. Au début du vol, au-dessus de Manhattan, l’équipage admire les reflets du soleil levant dans les vitres des triomphantes tours jumelles : on réalise soudain que l’équipage y contemple sa propre fin. Eux l’ignorent encore ; nous la connaissons déjà.
Vol 93 respecte à peu de choses près les trois unités tragiques de temps, de lieu et d’action, et il y a de ce fait, comme dans la tragédie, une ré-élaboration de ce qui en quelques jours en 2001 avait pris une dimension mythique : « les attentats du 11-Septembre ». Leur ultra-médiatisation, leur hyper-distillation dans l’imaginaire collectif, et le surgonflement rhétorique qu’il ont provoqué ont conduit à en délayer la réalité, voire la brutalité. Les images et les discours ont pris le pas sur le déroulement concret des événements. Vol 93 oppose à cette dimension médiatique, rhétorique et imaginaire du 11 septembre un réalisme cru et brutal. Ce n’est pas ce à quoi l’on s’était finalement accoutumé. En retournant au fait brut et en le dépouillant de tout investissement étranger, Paul Greengrass propose une approche émotionnellement très difficile.
Les différentes lignes narratives, dans les différents lieux de l’action, courent l’une à côté de l’autre et ne se rencontrent qu’au moment des crashs, que l’on sait bien réels (justement, le réalisateur utilise des images d’archives). C’est la collision qui produit, brutalement, la rencontre entre fiction et réalité. De ce point de vue, Vol 93 est donc aussi et surtout un film sur la notion d’information : la nouvelle du détournement des avions remonte du contrôleur aérien jusqu’au QG militaire sans que l’on en prenne la pleine mesure, c’est-à-dire jusqu’à ce que CNN la convertisse en flash info sur la première tour jumelle en feu. Cependant, même à ce moment, le rapport n’est toujours pas fait entre les deux informations : les hommes de la tour de contrôle de New York, pourtant informés de l’arrivée de l’avion détourné dans leur secteur découvrent, horrifiés, à la jumelle, la tour en feu, sans imaginer un lien de cause à effet entre les deux! Même les deux pilotes du vol 93, apprenant les crashs sur les tours, ne font pas le lien avec les détournements, et les mettent sur le compte de l’inexpérience de jeunes pilotes ! C’est la remontée d’une nouvelle information après vérification des bandes, à savoir que les terroristes ne détiennent pas un, mais des avions (planes), et la succession des crashs qui provoque la panique. À un défaut de prise de conscience fait alors place un surplus d’informations : le nombre des avions détournés est soudain évalué à une dizaine. L’espace aérien des États-Unis est fermé jusqu’à nouvel ordre.
Paul Greengrass donne ainsi à cette notion d’information une triple dimension : elle est d’abord une mise en relation (par rapport à un contexte, à un précédent, ou à une autre information). Seule, une information totalement nouvelle (ici un attentat-suicide par avion) est incomplète et inopérante : il est impossible de la comprendre. Elle opère ensuite selon un circuit complexe de propagation, sur le modèle d’un influx nerveux qui remonterait par centres névralgiques successifs jusqu’au cerveau. Enfin, elle obéit à un véritable cycle : elle tombe, remonte peu à peu, puis on la croise avec d’autres, on la compare, on l’interprète. Au bout d’un certain temps, elle arrive enfin à maturité et provoque une prise de décision quasi-automatique.
Là où le film fait très fort, c’est qu’on retrouve cette triple dimension à bord du vol 93 lui-même. D’abord, les passagers assistent au détournement. Puis les informations se croisent, selon un circuit complexe : la nouvelle du meurtre d’une hôtesse, celle des attentats sur les tours jumelles apprise par les téléphones de l’avion. Enfin, l’information arrive à maturité : à un certain moment, les passagers, qui n’ont plus rien à perdre, ne peuvent plus reculer devant l’idée de révolte. Ils ne sont plus des héros, mais des humains conscients de ne pas avoir d’autre choix. Aussi bien, les scènes d’adieux aux proches par téléphone, juste avant la séquence de révolte, n’en sont que plus déchirantes.
Le cinéma américain récent, qu’ils fasse ou non référence au 11-Septembre, développe à de nombreuses reprises la thématique de l’enfermement (cf. Le Village, Scary Movie 4, La Guerre des mondes, Poseidon, etc.). Cela saute aux yeux dans Vol 93, dont l’action se déroule intégralement dans des lieux fermés, susceptibles d’être menacés à tout moment. Une des passagères confie par téléphone « Je voudrais être autre part » : l’avion est devenu une prison dont il est impossible de sortir. La fin magistrale, abrupte, bouleversante du film témoigne de cette logique claustrophobique : on ne s’échappera pas de l’appareil.