Après la sortie des Inventuriers l’an passé, qui réunissait les deux premières aventures de Wallace et Gromit, la redécouverte du duo se poursuit avec Cœurs à modeler, où figurent deux épisodes successifs : Rasé de près (1995) et Sacré pétrin (2008). Les treize ans qui séparent ces deux courts-métrages témoignent de la fidélité de Nick Park à ses personnages ainsi qu’à l’univers british, vieux jeu et décalé qui leur est propre, véritable marque de fabrique des studios Aardman.
Faux-semblants
On retrouve donc le tandem dans son train-train habituel, à base de dégustation de fromages et de machines délirantes inventées par Wallace pour vivre le plus paresseusement possible (difficile d’oublier la scène du lit à bascule, qui lui permet d’atterrir directement dans la salle à manger, où il est attendu par un bol et un canon à porridge). Mais cette routine est vite interrompue lorsque les deux se retrouvent pris dans des aventures loufoques et un brin effrayantes : une suite de mystérieux vols de moutons dans Rasé de près, un serial-killer s’en prenant aux boulangers (nouvelle profession de Wallace) dans Sacré pétrin.
Une référence espiègle à Sherlock Holmes (Gromit apprend ainsi dans le journal que « Lord Baskerville a été innocenté » des vols de mouton) rappelle au spectateur que l’enquête et le goût du mystère sont au cœur de ces épisodes. Car l’univers de Wallace et Gromit n’est pas si enfantin que cela : il laisse entrevoir des peurs d’adultes (assassinats, enlèvements, trafics en tout genre) pour mieux les désamorcer via le grotesque de ses héros, dans un aller et retour constant entre inquiétude et drôlerie. Comme Shaun le mouton (qui fait sa première apparition remarquée dans Rasé de près), l’imaginaire Aardman se nourrit de tout, d’où une débauche de références parodiques qui vont de Snoopy (la magistrale poursuite aérienne de Gromit) à Aliens (Fluffy luttant contre sa maîtresse à l’aide d’un chariot tracteur dans Sacré Pétrin), sans oublier Terminator.
Le petit monde créé par Nick Park est à l’image des machines qui le peuplent : susceptible de se détraquer d’un instant à l’autre. C’est d’ailleurs contre la naïveté de l’inventeur que les films mettent en garde, et d’autant plus quand Wallace tombe amoureux, puisque ses belles promises Gwendoline Culdebelier et Piella Bakewell ont chacune leur lourd secret. Mieux vaut donc se méfier des images d’Épinal et des façades : un chien de berger robot peut devenir l’ennemi juré des moutons, et une égérie publicitaire pour une marque de pain est susceptible de craquer après avoir mangé quelques baguettes de trop…
Prendre de la hauteur
En même temps qu’elles restent fidèles à l’univers Aardman et à ses caractéristiques, ces nouvelles aventures semblent vouloir élargir le champ des possibles d’un point de vue plastique, ce qui relève de la gageure dans un domaine aussi complexe que celui de la stop-motion. Mais les miniaturistes voient les choses en grand : les reconstitutions de villes, les falaises et les courses-poursuites en avion qui peuplent ces épisodes en attestent. Par ailleurs, les deux films sont traversés par des envols (montgolfière, avion) qui manifestent une maîtrise de la mise en scène de plus en plus poussée. Ainsi la prouesse vient moins des décors que du mouvement de caméra et du jeu sur les points de point de vues, comme l’annoncent les renversements soudains de perspectives (le chien de garde Preston observant Wallace depuis une bouche d’égout dans Rasé de près), et la multiplication des vues plongeantes (Gromit volant au-dessus de la ville, ou juste suspendu sur le lustre de Piella Bakewell).
Cette prise de hauteur s’accompagne d’un regard réflexif sur la création animée qui montre à quel point celle-ci se nourrit d’un travail d’assemblage et de réassemblage incessant, où le vivant et le mécanique se confondent. La matière apparaît dans tous ses états : c’est le jeu entre la pelote de laine, le pull qui sort de la machine « à raser », et Shaun le mouton, ou Wallace sculptant le visage de Piella sa bien-aimée sur de la pâte à pain. Le dessin animé cite d’autres domaines de la création (cuisine, artisanat, technologie) pour mieux s’amuser à les mélanger chaotiquement, et donner vie à un monde où les femmes fatales se servent d’un rouleau à pâtisserie pour leurs crimes, où les chiens robot finissent en pâtée et où l’on essaie d’arrêter un vélo en pleine course en posant des miches de pain sur les roues. C’est peut-être de cette joyeuse pagaille que l’univers Aardman tire son exubérance et sa vitalité.