Tout juste auréolé du succès de son Terminator, Cameron est chargé en 1984 de réaliser une suite à Alien, le huitième passager. Cinq années plus tôt Ridley Scott avait opté pour le slasher feutré ; le camionneur canadien, lui, change de cap, réveille les fantômes du péplum au sang chaud. Et par la même occasion, opère un double travail pour la saga : tout en reprenant et recyclant l’univers de son aîné, il couche à plat et entérine les fondements définitifs du mythe (une femme, une némésis, des hommes autour) – ceux qui font d’Alien à ce jour l’une des seules séries de science-fiction portées jusqu’à son terme par un corps féminin. De ce corps de femme, Scott avait originellement fait une proie, Cameron en fera un creuset. Le « retour » annoncé par la VF du titre n’est pas celui du passager clandestin, c’est celui d’une mère. Et elle n’est pas contente : on lui a volé sa fille.
Ce corps fébrile, athlétique, c’est celui d’Ellen Ripley, une jeune pilote butée parcourant l’espace au commande du colossal Nostromo. Dans ce labyrinthe tout d’acier et de néons composé, l’amazone et la chimère vont se rencontrer pour la première fois. Arrangé par Ridley Scott, c’est un premier rendez-vous guidé par le mystère et la découverte, aux contours parfaitement dessinés, à la beauté ténébreuse, mais dont l’innamorento prometteur vient achopper sur un viol avorté : scène superbe de suggestion, on s’en souvient, dans laquelle Ripley offrait au détour d’un savoureux déshabillage silencieux ses attraits féminins au regard de son bourreau à la langue baladeuse. Duel de domination/séduction final qui n’était au bout du compte qu’un leurre. Car toute protagoniste de slasher qu’elle était dans ce premier volet, Ripley n’avait aucune virginité à offrir ou à sacrifier : elle n’était pas une petite fille vulnérable, elle était, et restera tout au long de la saga, une femme avec tous ses attributs. Armé de ces attributs, c’est peu dire qu’Aliens fera feu de tout bois.
Après une errance anesthésiée de 57 ans, Ripley se réveille avec un terrible cauchemar : alitée, prise de violentes convulsions, le visage saillant d’un xénomorphe vient tambouriner aux portes de sa poitrine. Les paris sont ouverts : accouchement ? matricide ? Voilà l’étau dans lequel sera pris, ad vitam aeternam, la trajectoire de ce corps féminin (on ne se nomme pas « replay » pour rien). D’un côté, le spectre d’une grossesse monstrueuse ; de l’autre, la perte d’un enfant (il faut savoir filer la métaphore : l’alien a échoué à tuer la femme, il tuera donc la mère en elle). Dans le premier volet, Ripley avait réussi à sauver in extremis l’intégrité de sa féminité. Ici, c’est donc directement à son statut de mère que l’alien va s’attaquer. Avec lui, l’heureux événement dégénère toujours en triste sort. Au-delà des apparats horrifiques du genre, la saga n’a cessé de graviter autour de cette crainte de la gestation : peur d’enfanter un monstre, de donner naissance à son propre cancer.
Avant le suicide désespéré de Fincher, avant l’infanticide baroque de Jeunet, Cameron fait parler la poudre, orchestre l’offensive féminine : la femme chez lui se cantonne rarement à la fonction de mater dolorosa attentiste (pour les sceptiques, revoir Terminator 2 et True Lies). En contrebande du déboitage viril de xénomorphes, une aventure intime se creuse – à savoir, ici, la reconquête par une femme de son statut de mère. Aliens, sur ce motif, ne souffre d’aucune ambiguïté. Une première fois invitée à revenir sur les lieux du trauma, avec comme carotte la récupération de son brevet de pilote, Ripley refuse – catégoriquement. Son prestigieux boulot de femme indépendante est le cadet de ses soucis. Elle n’acceptera le deal que la nuit tombée, après un dernier cauchemar, un dernier réveil en nage, un dernier rappel en somme qui nous aiguille sur la véritable détermination du personnage : c’est un surmoi maternel en pleine remise en cause qui la somme de retourner dans la gueule du loup. Entre temps, on a appris que son demi-siècle de sommeil avait entraîné une fâcheuse conséquence : le passage par la case pompes funèbres de sa fille d’alors. Ça tombe plutôt bien. À quelques années-lumière de là, une autre petite fille vient de perdre ses parents. De quoi remonter en selle, direction l’antre de la bête.
Terminée la lourde crinière bouclée, finie la petite culotte suggestive, dans Aliens Ripley n’est plus là pour être objet de désir. Coupe à la garçonne, bleu de travail d’ouvrière célibataire, c’est en sujet modeste mais conquérant qu’elle se présente. Pour les moqueurs qui lui reprocheront d’avoir poussé l’inélégance jusqu’à oublier la brassière (voir la scène d’armement où elle fait tomber le haut, négatif militarisé du déshabillé du premier volet), il faut rappeler que son objectif n’est plus de fuir avec coquetterie, mais de sauver une enfant. Dans le film de Cameron la Reine, nouvelle arrivante dans le bestiaire, incarne ainsi moins une menace qu’une rivale. Rivale pour Ripley avec qui elle partage le même dessein : récupérer Newt, l’orpheline tant convoitée. Cameron ne fait pas dans le détail et bien souvent sa mise en scène traitera ses wonder-moms sur un même plan fonctionnel, comme lors du climax final où il fait surgir Ripley sur son monstre d’acier selon le même procédé que la Reine dans l’ascenseur (dans les deux cas, c’est une porte coulissante qui les laisse apparaître). Ou bien, peu de temps auparavant, lors de ce moment où la Reine tente frénétiquement d’attraper Newt planquée sous le sol, qui rappelle inévitablement celui durant lequel Ripley peinait à appréhender la petite la première fois qu’elle la voyait. Alors, quand notre tête brûlée balance à sa rivale « Ne la touche pas sale pute », il faut l’entendre comme une vraie revendication, une manière simple et directe d’affirmer que la maman ici, c’est elle.
À peine déposée sur le sol de LV-426, la finalité de ce retour s’était de toute façon précisée pour notre mère déchue. Car dans ce gigantesque complexe abandonné où il ne fait plus bon se balader, la tanière de l’hydre tant recherchée en cache d’abord une autre, celle d’une fillette hirsute – Newt donc – qui avait su faire de son jeu préféré (se balader dans les conduits d’aération) son programme de survie ; et d’une semi-décharge sa chambre d’enfant. Pour y entrer, un unique boyau à traverser, dans lequel Ripley n’hésitera pas, seule, à s’enfoncer. Plus possible de se leurrer, le véritable enjeu de ce revival se découvre complètement, le récit abat son jeu. D’autant que trois plans auparavant Cameron, en orfèvre du script, avait déjà subtilement enfoncé le clou, introduisant sa petite orpheline de la meilleure des manières, c’est-à-dire comme une menace potentielle, un signal sur les radars qui annonçait la couleur mais trompait sur la marchandise : on frétillait à l’idée d’un alien, mais ce n’était qu’une enfant. Et sa silhouette, en se substituant à celle attendue, rebat pour de bon les cartes du cauchemar du matricide : le véritable cœur du film, c’est elle.
C’est en tout cas elle qui fait battre de nouveau celui de Ripley, qui prendra Newt par la main pour ne jamais la lâcher. C’est d’ailleurs dans la consolidation progressive de cette complicité filiale, dans ces petits instantanés et détails triviaux d’attention maternelle que Cameron trouvera la chair et les ligaments de son récit, son étonnante pulsion vitaliste. Dans ce sentiment maternel orageux qui ne peut s’épanouir qu’en pleine tempête et dont le désespoir se cristallisera dans cette incroyable image de terreur enfantine, peut-être la plus belle jamais filmée par Cameron : Newt errant seule dans les tréfonds d’un égout, à la merci d’un alien qui d’une étreinte l’emportera dans les profondeurs. Choc de plus pour Ripley, choc de trop. Déflagration qui dans le film retentit comme un dérèglement hormonal. Lorsque, armée jusqu’aux dents, Ripley s’engouffre dans l’ascenseur direction le caveau de la Reine, c’est en effet pour atterrir dans une cavité utérine en pleine décomposition interne – parois suintantes, lumières chaotiques, plafonds qui s’effondrent, bref, mère au bord de la crise de nerfs.
Aucune nécessité de gloser sur toute la féminité (voire l’humanité) que Ripley abandonne dans sa détermination irraisonnée à s’en aller récupérer Newt. C’est à une pulsion maternelle pure à laquelle elle obéit. Une pulsion qui hurle des entrailles et ne s’embarrasse pas trop de questions de représentation. Mère au superlatif, Ripley est pareille à cette femme qui, selon la vieille anecdote d’hysterical strength, aurait subit un accroissement inexpliqué de sa force pour libérer son enfant du poids d’une automobile. Ripley n’incarne aucun avenir de l’homme, ni de la femme d’ailleurs : elle s’adapte aux situations, tout simplement. Nulle mutation vers laquelle aboutir dans Aliens (Avatar est encore loin, très loin), rien de la promesse d’une fusion humain-machine (de son armature de métal, Ripley se débarrasse en même temps que la Reine). Malgré quelques velléités, il n’y a pas encore de place pour le mécanique ou l’allogène dans la cellule familiale en crise (le remuant suicide de Schwarzenegger dans Terminator 2 en refera le constat). Seul prévaut un pragmatisme maternel érigé en impératif catégorique : fin, moyens – le reste, vétilles. Significativement, le « synthétique mais pas stupide » Bishop, charogne démembrée glougloutant sur le sol, n’aura d’autres choix que de tirer son chapeau. Et de conclure la victoire de Ripley sur ce constat plein d’une douce ironie : « Pas mal pour un humain. »
« Pas mal pour une femme » pourrait laisser plus précisément entendre ce bon mot. Car dans cet univers ultra-militarisé destiné à la domination virile, c’est peu dire que la masculinité se trouvera régulièrement à la rue. L’un des maux de Ripley palpite d’ailleurs ici, dans la contre-productivité de ces figures masculines qui gravitent autour d’elle (Burke le fonctionnaire arriviste, Gorman le lieutenant incompétent, Hudson le troufion régressif) et qui ne cesseront de se défier, de se quereller, pour qu’aucune n’arrive finalement à atteindre le statut de père. Soit dit en passant, si Cameron avait pris soin de nous apprendre que Ripley avait perdu sa fille, aucune précision ne sera faite sur un éventuel mari. Et dès lors que le film trouvera en son couple de mère/fille son centre de gravité, tout ce qui risquerait de faire pencher la balance sera d’autorité mis en touche. Même le tout désigné action man Hicks n’empêchera pas la sélection naturelle de faire son travail : compagnon idéal (tempérant à propos une Ripley ponctuellement en surrégime) mais figure paternelle encore trop maladroite (lors de la découverte de Newt, c’est lui qui la laisse filer dans sa tanière), il devra se résoudre à abandonner les armes lors du duel en acier trempé entre notre amazone et son alter ego. Incontestable logique de la suprématie maternelle : un homme n’a rien à faire dans un duel de mères.
Pas le temps en tout cas pour le réalisateur et son héroïne de courir plusieurs lièvres à la fois. Entertainer sûr de sa science, Cameron complique rarement ses équations, ne craint jamais de faire aboutir chacune de ses interrogations jusqu’à leur terme. D’où le reproche un tantinet facile, et régulièrement adressé à son encontre, d’un manque de subtilité, de finesse. Ses récits sont menés par des forces conductrices linéaires, rarement perturbées par les diagonales. Encore aujourd’hui il suffit de comparer le pitch limpide et plein comme un œuf d’Avatar avec celui, brouillon et compilatoire, de Prometheus, pour s’en convaincre définitivement. Cameron n’est pas un cinéaste à suspense ou à promesse ; comme Ripley, c’est un homme d’action. Tous deux n’ont ainsi jamais vu dans l’alien autre chose qu’un obstacle, quelque fascination qu’il puisse exercer.
Cet obstacle entouré d’épouvante et de pureté, méritait-il d’ailleurs vraiment qu’on le dissèque ? La question se pose au regard de Prometheus et de sa quête rébarbative, littérale des origines. En remplaçant son phare de lucidité maternelle par une petite scientifique fouineuse, le récit du prequel a tendance à se décentrer, s’éparpiller, traitant tout à tour de bras comme pour mieux passer à l’as l’essentiel. Qu’on se le dise : Ripley n’a jamais été intéressée par les aliens, par ce qui a pu les amener, les motiver, en expliquer la force ou la fonction. Elle a même toujours laissé entendre, et à haute voix, que cette curiosité lui paraissait une idée des plus absurdes (pour ne pas dire des plus « masculines »). Mal en a pris à Scott de ne pas l’avoir écoutée. Car elle s’en fiche certainement aussi pas mal des idoles, des ancêtres, de ces vieilles lunes d’acariâtre, de ce faux humanisme prométhéen. Une seule chose en tête pour Ripley, une seule, l’essentiel : protéger ses enfants.
En sortant de Prometheus, c’est donc un peu comme orphelin qu’on s’est senti. Un sentiment qui du reste levait clairement le voile sur la double supercherie du film : déjà, nous convaincre qu’on pourrait se passer d’une héroïne pareille ; ensuite, nous faire croire qu’on pourrait sincèrement s’emballer sur les origines de l’alien. Nous ce qu’on veut au cinéma c’est de l’amour, pas de la grande métaphysique. Rendez-nous Ripley, ou oubliez-nous.