Après un accueil mitigé en salles l’hiver dernier, l’Alexandre d’Oliver Stone sort ces jours-ci dans deux éditions DVD. L’occasion de (re)découvrir ce grand film, à la fois riche et imparfait, à l’image de la figure emblématique dont il retrace le portrait.
Si le film a pu en décevoir certains lors d’une première vision, c’est parce qu’il pose la grande question de savoir qui était Alexandre, sans jamais vraiment y répondre. Ainsi, à l’inverse des productions hollywoodiennes traditionnelles, le film se termine sur une interrogation, soulevée par le personnage de Ptolémée, qu’incarne Anthony Hopkins. C’est aussi le point de départ du film : quarante ans après la mort d’Alexandre (Colin Farrell, impeccable), son ancien compagnon d’armes relate sa vie à un scribe. Ce choix est intéressant et lourd de sens, car ces écrits seront plus tard perdus définitivement dans l’incendie de la grande bibliothèque d’Alexandrie. Oliver Stone soulève d’emblée le problème des sources biographiques, et le paradoxe suivant : si l’on sait beaucoup de choses sur Alexandre, l’homme n’en demeure pas moins un mystère. Dans son commentaire audio, Stone confie que s’il avait la possibilité de revenir dans le temps et de rencontrer Alexandre, il lui poserait ces trois questions : « Que sais-tu de la mort de ton père ? » (le roi Philippe, incarné par Val Kilmer), « Pourquoi n’as-tu jamais revu ta mère durant les onze ans qui ont précédé ta mort ? » (la reine Olympias, jouée par la fascinante Angelina Jolie) et « Pourquoi as-tu épousé Roxane ? » (sa première femme, princesse perse, interprétée par Rosario Dawson). Stone ne répond qu’en partie à ces questions, qui témoignent de sa fascination pour Alexandre, préférant élaborer des pistes plutôt qu’asséner catégoriquement un discours peut-être faux, ce qui est une bonne façon de rester fidèle à l’homme et au mystère qui l’entoure.
Le point de vue d’Oliver Stone est de faire d’Alexandre un Prométhée, qui a à sa manière apporté le feu à la civilisation, en voulant l’unifier culturellement. Sa soif de conquête prend sa source dans sa volonté d’explorer le monde, et là où d’autres grands conquérants n’ont finalement fait que piller des pays pour rentrer chez eux avec toutes ces nouvelles richesses, lui n’a eu de cesse de propager la culture grecque à travers le monde, tout en s’attachant à la mixer avec les cultures locales. Là où un autre réalisateur aurait choisi de traiter Alexandre comme un tyran, Stone décide d’en faire un humaniste. Une scène en particulier illustre cette comparaison à Prométhée : après sa victoire décisive contre le roi perse Darius à Gaugamèles, Alexandre nous est montré pleurant sur le champ de bataille, avec à ses côtés un aigle s’attaquant au cadavre d’un soldat, allusion directe au supplice de Prométhée. Ses larmes sont dues à la douleur causée par la perte de ses hommes, mais aussi par la prise de conscience que pour apporter le feu à la civilisation, il doit passer par la guerre et la destruction, et que le prix à payer en sera son sacrifice. Comme son héros Achille (dont il gardait toujours le récit des aventures sous son oreiller, et sur la tombe duquel il se recueillit avant de partir en guerre), Alexandre savait que son destin serait de mourir jeune, au faîte de sa gloire, et qu’on se souviendrait de lui longtemps après sa mort, ce qui fait de lui ni plus ni moins qu’un visionnaire.
Un autre point de vue fascinant du film est de traiter le sujet en combinant histoire et mythologie, à l’image d’Alexandre qui finit par se considérer comme fils de Zeus, à force de s’en persuader lui-même.
Outre des interviews de l’équipe du film et les films annonces, on trouve sur le deuxième disque de l’édition collector le documentaire Alexandre le Grand de la chaîne historique National Geographic. D’une durée de 50 minutes, il revient de façon claire sur les événements marquants de la vie d’Alexandre, mais souffre d’une absence de point de vue, et surtout de reconstitutions filmées peu crédibles, qui n’ont pour point positif que de nous faire réévaluer le travail d’Oliver Stone à la hausse. Le morceau de choix de cette édition est le long documentaire de 80 minutes qu’a consacré Sean Stone à son père, intitulé Vaincre le temps. Bien plus qu’un traditionnel making-of, il s’agit avant tout d’un portait du cinéaste par son jeune fils de 20 ans. Si Oliver Stone avait rendu hommage à son père (qui voulait faire de lui un banquier) avec Wall Street, ici c’est son propre fils qui lui rend à son tour hommage. Ce portrait sensible débuté lors du tournage du film prend toute son ampleur et trouve son vrai sujet en nous faisant découvrir des extraits des films d’étude de Stone et en les montant parallèlement avec des extraits de ses films (The Doors ou Platoon), des passages de son livre autobiographique A Child’s Night Dream, et de photos prises lors de la guerre du Viêt-Nam où il combattit, soulignant ainsi à la fois la cohérence qui règne au sein de l’œuvre du cinéaste, et sa passion pour l’histoire d’Alexandre, auquel Stone s’est fatalement identifié lors du tournage, se transformant en un véritable général entretenant parfois des rapports houleux avec son équipe, sévère mais juste, et avant tout visionnaire. L’immense équipe du tournage nous ramène alors aux troupes d’Alexandre se déplaçant sans arrêt, la difficulté de Stone étant de retracer les sept ans que dura le trajet du roi victorieux sur un laps de temps de 90 jours de tournage.
Notons qu’aux États-Unis et en Angleterre, une version director’s cut du film est disponible en DVD : il s’agit d’un montage plus court de huit minutes, plus centré sur l’action, qui témoigne de la volonté d’Oliver Stone de s’adapter à ceux qui auraient trouvé son film trop long et trop bavard, et surtout de son envie de faire découvrir ce personnage hors du commun qui le fascine depuis son adolescence, faisant paradoxalement de ce film l’un de ses plus personnels. Après trois années passées sur le projet, il est légitime de penser que le cinéaste avait dû manquer d’un recul qu’il ne pouvait acquérir qu’avec le temps, après avoir pris soin de laisser reposer le film, et de le digérer, avant d’y revenir avec un regard neuf. Et s’il a été blessé par l’accueil plus que mitigé (autant public que critique) réservé à son film, cette décision de le remonter a été sans nul doute guidée par la volonté d’en rectifier les imperfections et de lui insuffler un rythme nouveau.
Ce qui différencie fondamentalement ce nouveau montage du précédent réside dans la structure du film. Stone a en effet délibérément choisi de nous faire découvrir l’histoire du conquérant en utilisant la technique du flash-back (pas moins de cinq à présent, alors que la version initiale n’en comptait qu’un, plus long). Cela a pour effet direct de consolider le film, et de l’aérer, de lui donner un rythme plus approprié. En faisant intervenir plus tôt le premier réel temps fort (la bataille de Gaugamèles n’arrive plus au bout de 45 minutes, mais dès la première demi-heure), une symétrie plus évidente se crée, cette bataille trouvant son écho dans la dernière partie avec celle opposant l’armée macédonienne aux indiens, qui a été placée à la fin du métrage. En décidant d’ouvrir et de fermer son film sur ces batailles, Stone lui offre deux solides piliers sur lesquels se reposer. Au-delà de la symétrie qui s’en dégage désormais (la première partie montrant l’ascension d’Alexandre – sa victoire contre Darius et son entrée triomphale à Babylone, où il est aimé de tous –, tandis que la deuxième illustre sa lente décadence – le doute qui s’installe dans ses troupes et parmi ses généraux, et les trahisons qu’il engendre –, programme en deux temps annoncé dès le prologue à Alexandrie par les propos de Ptolémée âgé confiant au scribe Cadmos que « tout homme s’élève, puis tombe »), cela confère au film un passionnant effet de miroir, dans son mécanisme même, où chaque événement majeur dans la vie du conquérant se voit illustré par un retour en arrière, dans lequel il trouve sa source, comme une tentative d’apporter des réponses aux questions soulevées.
Les rumeurs laissaient entendre que ce montage serait plus adouci. Si en effet la scène (d’une bestialité inouïe) de la nuit de noces a été considérablement raccourcie, les scènes montrant le conquérant avec des hommes n’ont pas été supprimées pour autant, confirmant bien d’une part que ce montage n’a pas été imposé par les critiques bien pensantes, et d’autre part que la façon de traiter la (bi)sexualité d’Alexandre n’a rien de gratuit, en ce qu’elle fait partie intégrante de la vision qu’a Stone du personnage : celle d’un homme libre épris d’exploration, repoussant sans cesse les frontières, qu’elles soient d’ordre géographique, spirituel ou physique.
Et si l’on pouvait avoir des doutes sur la légitimité de ce director’s cut, un plan situé dans les dernières minutes du film vient nous renseigner sur les intentions du cinéaste : alors qu’Alexandre décide de quitter l’Inde pour rentrer à Babylone et qu’il rend hommage aux Dieux en faisant dresser d’immenses autels, Oliver Stone a glissé un plan où il apparaît lui-même, dans le rôle d’un soldat macédonien, comme une façon de nous signifier que cette version est celle à laquelle il est le plus attaché sentimentalement.