Valeur montante à Hollywood en cette fin des années 1980 (il venait de réaliser deux grands succès publics, Platoon et Wall Street), Oliver Stone a tourné Talk Radio en un mois, comme une parenthèse avant de pouvoir enchaîner sur Né un 4 juillet. À cause d’une sortie bâclée, d’un casting sans stars et d’un discours très pessimiste et peu fédérateur, le film connut un échec commercial cinglant. Accueilli avec indifférence par la critique, il sombra dans un oubli immérité. Sa réédition en DVD est l’occasion de redécouvrir ce qui reste à ce jour l’œuvre la plus originale et accomplie d’un cinéaste très inégal.
« Pierres et bâtons vous rompront les os, mais les mots vous briseront à vie. »
Toutes les nuits, l’émission Night Talk permet aux auditeurs d’une radio locale de Dallas, Texas, de s’exprimer librement et en direct. Enfin… pas vraiment librement, car l’animateur qui mène la danse, Barry Champlain, est la vraie star du show. Il n’hésite d’ailleurs pas à malmener ses interlocuteurs, à leur raccrocher au nez, et à alimenter l’antenne de diatribes politiquement incorrectes sur la légalisation des drogues ou le racisme. Alors qu’un important network envisage de racheter les droits de son émission pour la diffuser à travers l’ensemble des États-Unis, Champlain commence à perdre pied, ébranlé par la haine et l’agressivité de certains de ses auditeurs, par les menaces de mort dont il est l’objet et par ses propres penchants autodestructeurs.
Talk Radio est la transposition cinématographique d’une pièce de théâtre écrite et interprétée par Eric Bogosian, qui reprend le rôle principal devant la caméra. Au matériau de base, Oliver Stone a mêlé des éléments tirés de la biographie d’Alan Berg, un animateur de radio libre assassiné par un groupuscule d’extrême-droite en 1984. Il a également rallongé la sauce en insérant un court épisode diurne et plusieurs flash-backs sur les débuts radiophoniques de Barry Champlain : si ces quelques échappées permettent de mieux cerner ce personnage ambigu et son évolution, le film n’est jamais meilleur que lorsqu’il assume ses origines théâtrales et reste calfeutré dans les locaux de la station.
C’est dans cet espace confiné que le savoir-faire d’Oliver Stone se déploie dans toute son indéniable efficacité. Si l’on excepte quelques effets visuels un peu trop appuyés, qui viennent rappeler que le réalisateur n’est pas spécialement réputé pour sa subtilité, la mise en scène de Talk Radio reste étonnamment sobre et élégante. Parvenant à mettre en images la parole radiophonique sans en délayer la force ni l’intensité, elle tire admirablement parti des décors, et notamment du grand studio d’enregistrement, plongé dans une perpétuelle semi-pénombre, dans lequel se déroule l’essentiel de l’action. Séparé des cabines techniques qui l’enserrent par des vitres où viennent se refléter les visages des acteurs, cette pièce est à la fois ouverte à tous les regards et fermée sur elle-même comme un cocon trompeusement protecteur. La profondeur de champ créée par la démultiplication des surfaces transparentes vient contraster avec l’exiguïté de l’espace et créer un paradoxal mais puissant sentiment de claustrophobie. Cette sensation d’étouffement est encore renforcée par les très gros plans sur le visage du personnage principal, qui l’enferment un peu plus dans ce labyrinthe de reflets et ce puits d’obscurité – métaphorisant brillamment l’espace mental d’un homme se débattant, seul, contre des adversaires désincarnés et contre ses propres ténèbres intérieures.
Acteur trop rare (Talk Radio lui offrit son seul rôle marquant pour le cinéma, et lui valut un Ours d’argent à Berlin), l’impressionnant Eric Bogosian compose un personnage torturé, à la fois showman revendiquant son statut d’amuseur et malmenant cyniquement les auditeurs pour assurer le spectacle, et idéaliste souffrant de se sentir incompris. Si la figure de Barry Champlain s’inspire de la personnalité et de la vie de plusieurs animateurs de radio (dont Alan Berg), c’est surtout à Lenny Bruce que l’on pense, tant les points communs avec le célèbre humoriste sont nombreux : revendiquant leurs origines juives tout et se produisant sous des noms de scène « déjudaïsés », Bruce et Champlain sont coureurs et sentimentaux (ils couchent avec toutes mais n’en ont jamais aimé qu’Une), manipulateurs et candides, lucides et aveuglés par leurs obsessions, égocentriques, excessifs. Leurs trajectoires parallèles, qui toutes deux ne peuvent s’achever que tragiquement, diffèrent cependant sur un point essentiel. Alors que Lenny Bruce se heurtait à la pudibonderie et à l’hypocrisie des autorités (policières, judiciaires) de son époque, Barry Champlain n’a à souffrir d’aucune censure. Ni le directeur de la station (Alec Baldwin, convaincant) ni les dirigeants du network n’entendent rogner sur sa liberté d’expression, et pour cause : c’est elle qui leur ramène de l’audience. Non, c’est directement à son public que se confronte Barry.
Ce public n’a pas de corps ni même d’identité : c’est une hydre sonore. Extrêmement bien choisies et composées, les voix des auditeurs sont parfois dignes de films d’horreur, tant elles vibrent de haine et suintent de ressentiment. Car tous les soirs, pour les besoins de l’émission, c’est la lie de l’Amérique qui est sélectionnée par le régisseur pour s’adresser directement à Barry Champlain : paranoïaques, paumés, bigots, racistes, antisémites, alcooliques, pervers… Ce chœur antique dévoyé installe une atmosphère de misère morale suprêmement malsaine. Le malaise du spectateur va ainsi crescendo, de même que celui de l’animateur, confronté à son inutilité (le violeur en série qui l’appelle et qu’il ne parvient pas à raisonner ni à localiser), voire à sa propre nocivité : en face de Kent, le jeune fan décérébré qui s’incruste sur le plateau de l’émission et qui jouit de la bassesse qui s’étale à l’antenne, Barry Champlain fait un peu figure de Professeur Frankenstein dépassé par sa propre création.
Les contradictions dans lesquelles se débat l’animateur, homme intègre immergé dans un système fondamentalement vicié, exploseront dans un long monologue halluciné où il laisse échapper sa colère, sa détresse et, in fine, sa résignation. Mais même cette poignante mise à nu est récupérée et vidée de sa substance par la grande machine du show business, comme en témoignent les réactions ravies des employeurs de Champlain. C’est que, dans le paysage médiatique qui s’élabore à partir des années 1980, la sincérité n’est qu’un épisode parmi d’autres au sein du spectacle permanent, au même niveau que les « clashes », les dérapages et les séances d’humiliation. Avec Talk Radio, tragédie visionnaire, cynique et désespérée, portrait acide des médias modernes flattant les pulsions sadomasochistes du public, Oliver Stone réussit ce qu’il a si souvent raté depuis : à prendre le pouls de son époque et de son pays.