À peine cinq ans après le drame, voici venir le premier film centré sur les attentats du 11-Septembre contre le World Trade Center. Relever un tel défi est une gageure remarquable pour un cinéaste. Populisme, catastrophisme, racisme latent, misérabilisme : on pouvait tout craindre en confiant le projet à Oliver Stone. Malheureusement, on avait raison.
Le traitement du 11-Septembre au cinéma est intéressant à plus d’un titre. C’est avant tout la concrétisation du fait que l’actualité et le cinéma s’interpénètrent toujours plus. La réalité imite souvent l’image cinématographique et télévisuelle, avec les dérives que l’on sait. Que l’on croie ou non aux explications selon lesquelles le drame de Columbine a été réellement inspiré aux deux assassins par la fascination des armes de Matrix, le simple fait d’énoncer une telle possibilité est symptomatique. L’image a pris une telle importance que cette explication est crédible, ce qui est objectivement très étonnant, voire inquiétant. L’image se doit donc de coller à l’actualité. Le 11-Septembre, de ce point de vue, est une évidence cinématographique. Alors que se fait toujours plus ressentir le besoin de voir de la part d’un public avide de spectaculaire, la tragédie la plus visuelle de notre époque ne pouvait pas y échapper. On se souviendra de l’une des questions soulevées par le monde artistique, alors même que la poussière n’était pas retombée sur Ground Zero : comment traiter l’événement au cinéma ? Car il devait être traité, évidemment.
Parce que tout peut virtuellement être montré aujourd’hui, tout devait être montré. Quelle pudeur, quelle décence, quelle objectivité pouvaient présider à la réalisation d’un tel film ? Alors que la dynastie Bush et les faucons de Washington se sont ostensiblement servis du drame pour la seconde guerre en Irak, comment s’affranchir de la dimension politique du sujet ? Comment, surtout, ne pas attiser les haines et les amalgames injustifiés, devenus monnaie courante suite aux attentats ?
Denys Arcand dans Les Invasions barbares, Paul Greengrass dans Vol 93, le collectif de réalisateurs de 11 09 01 répondaient (presque) tous avec tact et inspiration à ces questions, et parvenaient avec brio à illustrer le drame au cinéma en restant essentiellement cinématographiques, sans donner dans la propagande. Mais le spectre d’un traitement partisan, politiquement engagé restait menaçant. Que l’engagement d’un tel film penche à droite de la droite n’est pas en cause : la propagande quelle qu’elle soit reste inacceptable au cinéma. Oliver Stone, cinéaste volontiers cocardier, n’en a cure. Il choisit de traiter le sujet des pompiers et policiers qui ont perdu la vie lors des attentats de Manhattan. Une option intéressante, à l’héroïsme latent, que Stone transforme en nauséabond tribut à une Amérique impérialiste, aux velléités de conquête pleinement justifiées.
Le film débute sur la journée normale que devait être le 11-Septembre. Pendant les premières minutes du film, on se prend à espérer. À espérer que la bande annonce et son pathos latent ne soient qu’une mauvaise impression. À espérer que Stone ait focalisé son récit sur la ville de New York, et le chaos terrible qui a résulté des attentats. Pendant les premiers moments, le film donne la parole aux New-Yorkais, dans quelques moments criant de vérité. Les rumeurs courent, la panique s’étend, les forces de l’ordre sont dépassées par une situation incroyable… Hélas, une fois que la première tour s’écroule, nos héros sont coincés dedans. Et la descente aux enfers commence. Le film alterne entre les scènes dans la tour avec les deux policiers survivants – avec une mention spéciale pour l’apparition de Jésus, un grand moment de ringardise… – et les scènes dans les familles de ces deux personnes. Exit le récit épique de la panique à New York, nous voici arrivés dans un récit traditionnel de héros à l’américaine, avec ce qu’il faut de pathos larmoyant lorsque l’on suit les familles vivant le drame. Cette partie du récit se voit réserver une place disproportionnée, à tel point que ne pas fondre en larmes devant ces familles éplorées devient impossible.
Et c’est là le plus nauséabond du film. Certes, le personnage du Marine revenu chercher les survivants au nom de Dieu et partant à la fin du film pour prendre sa revanche en Irak est obscène de patriotisme bondieusard, mais au moins, l’interprétation de son personnage est transparente. Mais ces longs passages familiaux, plus subtilement, distillent une révoltante image d’une certaine Amérique. Toutes les valeurs de l’oncle Sam sont représentées : la famille resserrée autour du héros, l’apologie d’une certaine classe moyenne tupperware, la religion omniprésente… Ainsi, le véritable message de Stone résonne ainsi : ces deux policiers sont des héros – ce qui est indéniable – mais des héros à l’américaine, et le fait que leurs familles résistent avec tant de courage, qu’elles conservent leurs valeurs malgré tout, valide ces valeurs comme celles d’une Amérique triomphante. Le doute et la peur des New-Yorkais au début du film ? Envolés ! Bien que le pays ait été frappé en plein cœur, que la suprématie des USA soit toujours remise en question, le pays survit dans ces valeurs inflexibles. Devenu en cela un terrible film de propagande pour une Amérique de la fuite en avant, World Trade Center parvient même à nier ses qualités cinématographiques premières, dans un déluge de bons sentiments auto-satisfaits.
Étendard du bon droit impérialiste d’une Amérique qui refuse d’avoir été blessée, le film frappe par son aveuglement et par sa malhonnêteté intellectuelle. Il fait écho à certaines séquences de son pendant « de gauche », Fahrenheit 9/11 de Michael Moore, avec lesquelles il partage une tendance au sensationnalisme et à la subjectivité qui nuit à son propos et décrédibilise un film qui aurait pu, et ce n’aurait été que justice, rendre hommage aux policiers et aux pompiers tombés le 11-Septembre.