Pour toute une partie de la création documentaire, heureusement que l’on peut compter sur des éditeurs DVD (aventureux) afin de donner une visibilité à un cinéma difficile d’accès en dehors des festivals. C’est le cas ici grâce à Doc Net qui sort ce coffret consacré à l’inimitable Claudio Pazienza.
Claudio Pazienza est un familier de nos colonnes, notamment à l’occasion d’un dossier consacré au cinéma à la première personne, « Je » filme, filme « Je », dans lequel Camille Pollas soulignait combien, pour le cinéaste, « la rencontre est le film ». Rencontre avec les « sujets » de ses films (un tableau, la bière, la notion d’argent, le deuil), elle-même prétexte à des rencontres avec les siens (ses parents en premier lieu, ci-dessous avec son père dans Esprit de bière), avec lui-même, dans sa position de narrateur-acteur documentaire, et d’autres – aussi bien des passants que d’éminents spécialistes ou encore des ministres du royaume. Ceci en s’étant débarrassé de l’expérience et du savoir présupposés, dans un savoureux alliage « du scientifique et du poétique », notait Camille Pollas.
Dans le livret d’accompagnement de cette édition, on trouvera un excellent texte – initialement paru dans la revue Images documentaires qui a consacré son numéro 67/68 au cinéaste – de Jean-Paul Curnier. Il définit ainsi la posture de Claudio Pazienza : « Il y a chez lui, comme chez Jean Rouch, une position d’ethnologue en sens inverse si l’on peut dire et qui fait de la recherche du sens une aventure à la fois joyeuse et grave d’une manière tout à fait inattendue et bienvenue. » Plus loin, on lit que « Pazienza aborde le monde à la manière d’un nouveau venu. » Avec un réel très façonné par et pour le film, le cinéaste belge se situe pourtant bien dans une façon d’être qui le place pleinement au cœur du geste documentaire. Dans un entretien qu’elle nous a accordé en 2011, Claire Simon, parlant de son travail, semble autant faire écho à celui de l’auteur de Scènes de chasse au sanglier (2007) : « Avant tout, ce qu’il faut chercher à garder, surtout en documentaire, c’est de faire ça comme pour la première fois. C’est-à-dire que le monde est « nouveau », qu’il reste totalement à découvrir. L’acter de filmer permet de faire apparaître le monde et le film en fait l’expérience pour la première fois. » Pour Claudio Pazienza, filmer sert ainsi à expérimenter le monde ; le plus souvent, il n’a pas à aller bien loin pour le faire – de son propre domicile, en Belgique, un peu en Italie. Du moins jusqu’à une projection saisissante aux quatre coins d’un géographiquement « lointain » à la fin d’Exercices de disparition (2010).
Tableau avec chutes (1997) part de l’œuvre de Pieter Brueghel, Paysage avec la chute d’Icare (1558, ci-dessus). Pazienza entame un voyage multiforme, aussi bien intime (lui-même, ses parents qu’il met en scène comme dans Esprit de bière et L’Argent) que dans le tableau du maître, également au cœur d’une Belgique secouée par de pesantes questions sociales et identitaires.
Tableau avec chutes dessine une sorte de traité sur le regard procédant par la variation des distances vis-à-vis du tableau de Brueghel, en procédant par rapprochements et éloignements, départs, détours et retours incessants à son encontre. Dans cet acharnement à regarder, il finit par discerner une silhouette camouflée dans un sous-bois, moment digne de Blow Up d’Antonioni. Au gré de la déambulation à la fois grave et joueuse, farfelue et inquiète se noue une superbe méditation sur l’image, rejoignant l’idée de Bazin que le cadre est un cache, ici reliée ici au fait qu’il y a toujours d’autres images derrière une image – hors champ mais aussi dans le champ. Et que la volonté de « savoir voir » est intimement associée à celle d’un « savoir vivre », rien moins qu’une quête acharnée et émouvante du bonheur d’être au monde.