La littérature fait figure de premier jalon dans ce que l’on peut affirmer comme l’expression d’un « Je ». Même si la peinture de la Renaissance en est un autre, lorsque l’artiste fait irruption dans le champ de l’œuvre. Depuis quelques décennies, on peut noter cette même affirmation dans les différentes formes d’expressions artistiques ; notamment une hésitation entre la forme fictionnelle et le documentaire devenue très commune, quand ce n’est pas carrément l’autofiction qui est décrétée. On trouvera facilement des figures de proue aussi bien dans la littérature, qu’au théâtre ou encore dans la bande dessinée. Le moins que l’on puisse dire est que le cinéma n’échappe pas à cet envahissement du « Je ».
Essai d’ouverture
Malgré les révolutions vidéo puis numérique, le dispositif cinématographique reste singulier parmi ces arts qui parlent à la première personne. La présence du « Je » reste marquée par une forme d’anormalité au cinéma. Comment être à la fois devant et derrière la caméra ? À la fois énonciateur et énoncé ? La question de la présence physique, du corps – dans le champ et en dehors, la conséquence des gestes sur l’appareil lui-même – fait qu’il s’agit d’un cinéma réflexif par essence, marqué par une instabilité du point de vue. En inversant la perspective, on pourrait aussi bien décréter que, toutes époques et tous genres confondus, en tant que captation d’un moment et regard, le cinéma contient une part de « Je », même infime.
Il est difficile de faire le tour de la question, et ce n’est pas l’objectif ici. Mais il y a bien évidemment des veines cinématographiques où la première personne est une donnée plus prégnante. Le couple acteur-réalisateur est intervenu très tôt, dès Meliès. Il se prolonge avec de grandes figures du muet : Buster Keaton, Max Linder, Harold Lloyd. Dans cette « catégorie », c’est certainement avec Chaplin que la prise de parole à la première personne est la plus forte, de l’errance du plus fameux des vagabonds au dernier plan de Monsieur Verdoux, film organisant selon la formule d’André Bazin « le martyre de Charlot ». Cette figure de l’alter ego entraîne un partage complexe et souvent brouillé entre un « Je », le fait d’être l’énonciateur, et un « Il », être visible (ou palpable, nous le verrons avec Naomi Kawase) à l’écran. Après Chaplin pour le muet, Antoine Doisnel est une figure marquante d’alter ego du cinéma moderne. Ce dernier est un personnage de plus en plus autonome et fictif, à partir d’un partage autobiographique inaugural au sein d’une entité François Truffaut-Jean-Pierre Léaud (photographie ci-dessous).
L’alter ego peut aussi, a priori, être au plus loin du cinéaste, par exemple Claude Melki et Jean-Daniel Pollet, tout en formant, à la manière d’un négatif, un (auto)portrait en creux du cinéaste.
Le cinéma d’auteur dans lequel s’affirme le « Je », actuellement et depuis les années 1980 et surtout 1990, n’a sans doute pas les modernités et autres nouvelles vagues pour sources majeures. Ce cinéma descend plus vraisemblablement de l’underground américain, avec Stan Brakhage, Jonas Mekas ou encore Jim McBride comme figures tutélaires. On peut se demander, tant le mouvement semble de fond, jusqu’où le « Je » va-t-il s’emparer du cinéma ? Toujours est-il que l’on peut constater une forte empreinte de l’intime jusque dans les genres commerciaux et à grand spectacle (Cloverfield, photographie ci-dessous, sans doute issue du tournage, la caméra étant visible). Et il faut bien en venir à l’idée que le dispositif de télé-réalité, aussi faussé soit-il, a habitué les regards à l’exposition du spectacle de l’intime, ce qui ne peut pas être sans conséquence sur le cinéma dit commercial et de divertissement. En 2009, Toute l’histoire de mes échecs sexuels de Chris Waitt était marqué par le fait de contenir à la fois une dimension (en tous cas une prétention) auteuriste, mais aussi le « Je » comme comédie loufoque et authentique argument commercial. Ce sont sans doute des objets filmiques appelés à se multiplier à l’avenir.
L’approche porte ici sur le cinéma d’auteur à travers des figures plus (Naomi Kawase et plus encore Claudio Pazienza) ou moins marginales (Nanni Moretti). Avant d’en venir à elles, il est nécessaire de poser la question du lien de ces œuvres avec le spectateur. La démarche où le « Je » est porteuse d’un égocentrisme de la part du cinéaste. Il y a une part de vrai dans cette affirmation en forme de doxa, mais elle nécessite bien souvent d’être dépassée ou nuancée. Ces films sont aussi dotés d’une forme de générosité et accordent une autre place au spectateur, qui est souvent grande. Ce dernier n’étant peut-être pas le moins égocentrique du couple ainsi formé. Les « regardants » sont transformés autant en réceptacles qu’en accompagnateurs du film, à la fois pris en charge par lui et « preneurs » en charge de celui-ci, ce qui suppose qu’une adhésion et une identification s’opèrent. Le public n’est plus seulement le « juge » d’un spectacle, il glisse vers une forme de regard sur un regard qu’on lui propose. Dans ce qu’ils peuvent avoir de meilleurs, les œuvres portées par un « Je » affirmé, cheminent du point de vue à la méditation. Bref, en allant un peu vite : de l’intime à l’universel. Tout ceci fait que les questions de l’égocentrisme et de l’impudeur se posent finalement assez peu pour ces films qui sont avant tout des mains tendues et des dialogues entre un cinéaste, un film et des spectateurs. Le fonctionnement de tels films garde une part de mystère, dont il faut aller chercher la source sans doute davantage dans la psyché de celui qui voit et qui tisse un lien qui peut être très ténu – le film pouvant s’apparenter ici au livre de chevet qui accompagne l’existence — que de celui qui donne à voir.
La technique permet aujourd’hui de s’approcher comme jamais de l’autobiographie : écrire sa vie au cinéma avec la fameuse « caméra-stylo », expression issue d’un article d’Alexandre Astruc publié dans L’Écran français en 1948, par laquelle il célèbre la nouveauté du cinéma comme art autonome, à l’égal de la littérature ou la peinture. Théoriquement et en pratique, la captation cinématographique reste toutefois soumise à une opération de reconstruction qui réside dans le montage. En littérature, on parlerait de reformulation. En fait, il sera ici en avant tout question de se pencher sur trois stratégies de présence d’un « Je » cinématographique : une certaine frontalité pour Nanni Moretti, la place hésitante et mutante de Claudio Pazienza, l’impact corporel et émotionnel pour Naomi Kawase derrière la caméra. Il ne s’agit donc pas ici de traiter de la question autobiographique elle-même, même si les films évoqués sont loin de tourner le dos à cette donnée. La présence du « Je » morettien est envisagée avec Journal intime, c’est-à-dire dans le cadre d’une machinerie cinématographique relativement traditionnelle, en dépit d’une brève percée vidéo et documentaire. Et ce qui retient l’attention est le passage d’un alter ego à lui-même : un film dont il est formellement l’objet et l’énonciateur. Deux approches plus instables sont ensuite envisagées, à partir d’un corpus de plusieurs films. Celle de Claudio Pazienza s’avère plus basée sur le jeu (sans jeu de mot) et une approche ludique, n’excluant évidemment pas la profondeur et les inquiétudes existentielles, alors que Naomi Kawase est marquée par une fragilité et une douleur, qui s’expriment notamment dans Shara, où la cinéaste enfante, certes de manière fictionnelle, à l’écran.
Nanni Moretti : « Je suis un splendide quadragénaire !»
Journal intime (1994) est un tournant essentiel dans la filmographie du cinéaste italien. L’acteur-réalisateur y délaisse son alter ego Michele Apicella, pour lequel Palombella Rossa (1989) faisait figure de film testamentaire. Il énonce par lui-même et en son nom ; une prise de parole signifiée par ce journal écrit – ici avant tout prétexte et qui fait figure de fil narratif, Nanni Moretti ne cherche pas, en tant que tel, à filmer la chose écrite – qui s’inscrit à quelques reprises à l’écran.
Le cinéaste se livre ici à un exercice cinématographique aussi égocentrique que généreux, loufoque et stimulant. Une œuvre étincelante qui explore en trois chapitres les territoires intimes d’un moraliste : une ville adorée, une errance autant géographique qu’intérieure, puis la question de l’intégrité de son propre corps. Journal intime plaça définitivement Nanni Moretti, notamment grâce à un éclairage cannois (prix de la mise en scène 1994), au rang légitime de cinéaste contemporain majeur. Tentative de décryptage et de mise en perspective d’un virage narratif, le passage d’un alter ego à lui-même, et esthétique, plus dans sa signification que dans sa forme.
Auguri Michele, buongiorno Nanni
Comme on peut le pressentir à la vision de Palombella Rossa, il ne peut plus vraiment être question de Michele Apicella après ce film où le héros a perdu la mémoire. Y est établi un bilan rigoureux et fouillé du passé, des espoirs et des croyances de cet alter ego, point d’ancrage de la filmographie de Nanni Moretti depuis Je suis un autarcique (1976), son premier long-métrage. Atrabilaire et émouvant, humain, donc détestable et attachant, il est une sorte de mauvaise conscience de l’Italie, mais aussi une représentation universelle d’une difficulté à prendre part au monde. Dans Journal intime, on quitte le portrait d’une génération désillusionnée pour un autoportrait cinématographié. Le film pourrait avoir « Je suis un splendide quadragénaire !» pour titre. Tel un slogan, c’est une revendication de la part de Nanni Moretti ; le fait d’être un adulte accompli et satisfait, fier de ce qu’il est mais aussi de ce qu’il fut. Pas question de regarder le passé avec aigreur. Au sortir d’un film qui met en scène des quadragénaires déprimés et avachis dans le conformisme petit-bourgeois, il déclare qu’il a non seulement raison, mais que c’était aussi le cas dans sa jeunesse. Le réalisateur entend se signaler par la constance ; on peut se construire et devenir un adulte respectable sans consentir à des compromis honteux.
Les errements de Michele ont donc laissé place aux certitudes de Nanni. Doit-on pour autant dire adieu Michele ? Peut-être bien, mais il advient que les correspondances entre cet alter ego et le cinéaste sont nombreuses. Sans sa médiation, il poursuit toutefois son existence dans le corps et l’âme morettiens. Nanni est certes acteur de son existence, mais il n’a pas quitté sa position de spectateur. Le goût de l’observation, quand ce n’est pas carrément le voyeurisme, thème central de Bianca (1983), est très présent. Il « aime voir les quartiers », et abuse parfois de sa position de cinéaste en prétextant qu’il prépare un film pour s’introduire chez les gens.
Le fait de ne savoir danser ni chanter (sinon, dans la délicieuse scène de bal populaire sur un terrain vague, comme une casserole) est la manifestation que le dilemme consistant à la difficulté de prendre part au monde est toujours bien présente.
Aussi, on retrouve cette tentation de la comédie musicale – toujours la même histoire depuis Sogni d’Oro (1981), l’histoire d’un pâtissier trotskiste dans l’Italie des années 1950 –, confortée par la facture très musicale du premier tiers de Journal intime. L’acte cinématographique, le fait ici de se mettre en scène, est un geste enchanteur, une prise de parole où les incapacités sont formulées sans aigreur. Ce qui le différencie d’un Michele accablé précisément par la pesanteur du désenchantement d’une existence semblable à une aporie ; face à laquelle les défenses et les armes pour y faire face n’ont pas été inventées. Agir et non plus subir, avec certitude et non plus avec le doute chevillé au corps, c’est ce qui différencie définitivement Nanni de Michele.
En scène, en avant
Sans la médiation de son alter ego, le cinéaste se retrouve considérablement exposé. Nanni Moretti ne bouleverse pas pour autant les principes de mise en scène entrevus dans les films précédents. Pourtant, on est entraîné ici dans un flux plus dynamique.
La première partie consiste majoritairement à suivre cette vespa noire surmontée d’un casque blanc semblable à un aiguillon pour le regard. Quant à la seconde partie, Isola, elle se présente sous la forme d’une déambulation, on pourrait dire une dérive, d’îles en îles avec un ami écrivain, au sein de laquelle on retrouve, lorsque les deux acolytes sont trimballés par le maire totalement mégalomane, la figure du travelling avant, très présente dans le chapitre un.
Medici, le chapitre trois, bien que plus statique, reste marqué par cette figure du flux, ici le passage d’un médecin à un autre, d’une médecine à une autre, d’un traitement vers l’autre. Journal intime est un film qui défile. En cela, il prétend épouser le rythme de la vie ; temps faibles, temps forts, ralentissements, accélérations. Mais il s’agit aussi d’y impulser le souffle de l’existence ; le film se termine sur des yeux triomphants de vie, véritable défi lancé à la maladie et à la mort. D’où un recours au montage plus prononcé, surtout lorsqu’on le compare à Palombella Rossa où le flux s’avère mental (la mémoire, les valeurs, l’engagement) et non spatial, puisqu’on n’y quitte le cadre de la piscine que pour rejoindre les vestiaires voisins. Michele est un personnage stagnant, Nanni Moretti file.
Se mettre en scène, c’est pour Nanni Moretti, tout simplement, mettre en scène, représenter ce « splendide quadragénaire ». On ne peut pas, a priori, filmer et se filmer, surtout que l’on est en présence ici d’une machinerie cinématographique traditionnelle, bien loin de l’ère numérique de l’auto-filmage. Un seul passage se distingue par son statut documentaire (photogramme ci-dessous), dans lequel, selon sa volonté, le cinéaste a fait filmer sa dernière séance de chimiothérapie.
Y a‑t-il, à cet instant, intention de film ? C’est-à-dire la proposition de ces images à un regard public, et non plus seulement privé ? Toujours est-il qu’après cette séquence, le film bascule à nouveau dans une reconstitution, un simulacre de réel dans lequel s’intègrent quelques éléments issus du réel : ordonnances véritables que le cinéaste a conservées, dialogues avec les médecins signalés par la voix-off comme formellement authentiques. Avant cela, le premier chapitre tient avant tout de la représentation théâtralisée et enchantée de lui-même. Quant au second, il s’agirait plutôt d’une parabole grinçante sur la misanthropie.
Esthétique d’un minoritaire parmi le monde
L’esthétique morettienne, qui est aussi une éthique, est largement marquée par la domination du bloc scénographique, le champ, et la relative faiblesse des deux entités qui en découlent : hors-champ et contrechamp. Cette grammaire visuelle correspond fort bien à l’esprit du jeune italien désillusionné qu’est Michele. Le hors champ serait la présence de désirs, de l’imaginaire, de l’utopie. Or, il n’est pas en mesure d’en avoir, ou si peu. Quant au contrechamp, il s’agirait du contact et la mise en relation avec le réel et ceux qui le peuplent ; ceux-ci sont aussi faméliques que problématiques. Aussi dynamique et monté soit-il, Journal intime reste marqué par la primauté d’un champ extrêmement dense, qui aimante et capte le regard. Ceci correspond bien au caractère très égocentrique de l’exercice auquel le cinéaste s’adonne. Cependant, le personnage Nanni dispose dans Journal intime de certitudes et d’armes nouvelles, et ceci n’est pas sans conséquences esthétiques.
Dans ses promenades romaines du chapitre un, le cinéaste évoque son désir de réaliser un film composé uniquement de panoramiques et travellings sur des façades. S’ensuit une séquence où ce rêve se produit, un moment de déambulation avec une caméra qui glisse avec une impeccable élégance sur des architectures diverses. Puis le contrechamp est réalisé par un raccord sur les yeux de Nanni Moretti, et non sur lui vu en train de regarder les façades. Œil et regard se confondent avec une caméra, Nanni Moretti est en quelque sorte un corps-cinématographe qui appréhende le réel selon ses désirs. Si ce n’est pas le premier contrechamp du réalisateur, les scènes de voyeurisme de Bianca en comptent de nombreux, il faut conférer à celui-ci un sens particulier : on passe d’un désir frustré et lointain à un désir maîtrisé et réalisé. Par le geste cinématographique, le réel est contrôlé et soumis à son propre regard.
Parmi les grandes questions morettiennes, il y a celle d’être au monde et parmi la multitude. Là encore, l’esthétique de Journal intime vient, sinon y répondre, au moins donner quelques pistes qui résident notamment dans l’usage du zoom arrière. Celui-ci a une fonction poétique, de laquelle émerge une émotion directe rehaussée par la musique mélancolique de Nicolas Piovani. Ces mouvements interviennent principalement dans le second chapitre, Isola. Sur Salina, île tyrannisée par ses enfants, on découvre Nanni seul et désœuvré, en pied. Il tombe sur un ballon de football et débute une séance de jonglages. S’amorce alors un de ces zooms arrière progressifs et lents, au terme duquel le personnage n’est plus qu’un point sur un terrain boueux cerné sur deux faces par les eaux. Ce plan souligne combien Nanni Moretti, malgré toute la fragilité de son positionnement, est au monde, en relation avec lui, malgré tout. Le refus du monde est plus aliénant (un trait qui figure en la personne de son compagnon de voyage) que le fait de tenter d’y faire face en en étant conscient. Il est ici isolé, seul, minoritaire, mais bien parmi le monde. Et prêt à ferrailler crânement avec lui, avec une majorité dont il ne fera jamais partie. Et les occasions ne manqueront pas, Aprile et Le Caïman en témoigneront.
Claudio Pazienza, né en Italie en 1962, est arrivé avec ses parents un an plus tard en Belgique. Son père y est mineur, sa mère femme au foyer. Le détail biographique n’a pas le rôle habituel. Généralement il situe, ici il est in situ. Depuis longtemps, personnages récurrents, les parents de Claudio Pazienza traversent ses films et se prêtent patiemment à ses mises en scènes, à ses jeux où le déroulement d’expériences ludiques n’à pas à être coupé de ses résultats.
L’homme des rencontres
L’impression thérapeutique est flagrante chez nombre de cinéastes qui se mettent en scène, lorsque l’auteur rentre dans le cadre et se fond en narrateur-acteur. Contrairement à la littérature, les siècles de pratique manquent au cinéma pour habituer les spectateurs aux modalités et aux tonalités du « Je ». Pazienza est loin de la figure stricte du filmeur autobiographe. Se mettre en scène, mettre en scène son monde est chez lui une évidence car son cinéma repose sur la rencontre. Celle d’un réalisateur avec un sujet qui peut aussi bien être une sensation (ressentie devant un tableau de Bruegel pour Tableau avec chutes, 1997), qu’un thème précis (la bière pour Esprit de bière, commandé par Arte Belgique à l’occasion d’une soirée thématique), de deux personnes dans le film, de la pensée et des images, des images et de leur montage.
Cet impératif de la rencontre ne reste pas comme chez d’autres un moteur du film, la rencontre est le film. C’est-à-dire que chaque étape de la fabrication est filmée et qu’elle peut changer la suivante. Cet aspect rapproche le travail de Pazienza du journal intime, de la captation quotidienne qui construit des pistes de sens organisées au montage. Ces similitudes avec la plupart des journaux filmés disparaissent en un point précis qui fait l’originalité de Pazienza : le but revendiqué du film n’est pas de montrer par ses yeux, mais de suivre avec lui, devant et derrière la caméra, un sujet en apparence souvent loin de ses préoccupations. Les rencontres n’en sont que plus riches, elles poussent à être créatif et ouvrent des orientations libérées des dispositifs parfois assez stricts des journaux filmés.
Faire l’expérience
Dans ce cadre comment se voit et comment se passe la mise en scène de la propre personne du réalisateur ? À travers ses 16 films, de tous types de formats, d’origines et de destinataires, quelques-uns se présentent comme au plus près de lui-même, et toujours de ses parents : Esprit de bière (2000), L’Argent, raconté aux enfants et à leurs parents (2002), et Scènes de chasse au sanglier (2007), titres farfelus pour un cinéaste qui ne l’est pas moins.
Esprit de bière fait de son père le principal filmé, cobaye de bonne volonté, peu loquace, mais dont la présence marque la démarche du réalisateur. La bière, seule, n’est rien. La bière pour Pazienza ne vaut que comme une rencontre entre le liquide et celui qui la boit. Le film s’ouvre sur des images aux rayons X qui suivent le trajet d’un liquide, de la bouche à l’œsophage, avec une brève analyse de son parcours, jusqu’à ce qu’il ressorte : transformé. Cette fascination pour la transformation vient du goût pour l’expérience. Pazienza aime le mélange rare du scientifique et du poétique. Comme le premier, il attache une grande importance à l’explication des données et à leur vérification. Ainsi il analyse la composition du liquide, ses effets, il s’essaie chez (et avec) ses parents à fabriquer de la bière, suivant et filmant la réalisation de la recette. Comme le second, il n’imagine pas rendre simplement compte des résultats. Il les digère, les commente et mêle à leur rigueur une mise en scène volontiers fantaisiste. Filmant des ministres et des savants autant que des passants, il monte ses entretiens autour d’images bâtardes et multicadres, de diverses origines et textures… Le principe d’expérimentation englobe le sujet comme sa mise en scène, Pazienza étant l’agitateur-chercheur qui s’impose physiquement de manière évidente, à l’aise dans tous ses rôles qu’il sait équilibrer.
Dans L’Argent, après avoir cherché à percer le mystère de la valeur (pourquoi une pièce de monnaie a‑t-elle plus de valeur qu’une rondelle de saucisson d’une dimension strictement identique ?), il se rend en Italie interroger le créateur d’une nouvelle monnaie appartenant au peuple et non aux banques : le Simec. L’homme propose un système avantageux pour les consommateurs, permettant d’échapper aux banques, mais qui s’avère plus farfelu que stable. Pazienza consacre une large part de son film à la compréhension de ce système économique. Il consulte de nombreuses personnes, pousse ses interlocuteurs à se prêter à de multiples jeux pour questionner son intérêt, sa validité. Tout ça pour arriver à la conclusion de l’inefficacité d’un tel fonctionnement monétaire. Mais impossible ici de ne rendre qu’une synthèse cinématographique sans retomber au mieux dans une explication trop brutale, ou pire dans la démonstration souvent démagogique des documentaires à la mode « alter-chocs » (Let’s Make Money, pour rester dans le sujet).
« Je pense à tous ces documentaires où finalement, il n’y a pas d’écart entre l’image et le monde, qui s’obstinent à vouloir asséner comme une évidence le monde comme il est. Or voir, dans ces conditions-là, est une manière de se soustraire au monde, de le nier, d’éviter de nommer, d’éviter de toucher. » Et rien de paradoxal à mettre une distance en passant devant la caméra ; c’est s’obliger à l’implication, l’envers de l’image du filmeur comme simple spectateur ou comme voyeur. Du rejet de l’aseptisation du réel par la planification des images découle toute une pratique, et tout le cinéma de Pazienza. Pourtant l’implication du « Je » n’en fait pas forcément partie. D’autres, restants extérieurs à leurs films, ne conçoivent pas différemment le cinéma. Albert Serra (Honor de Cavalleria (2006), Le Chant des oiseaux (2008)), rejette assez fortement l’écriture classique du cinéma. Pas de scénario, encore moins de dialogues, tout cela figerait l’expérience des hommes devant la caméra. D’où le choix d’acteurs non professionnels, d’une mise en situation avec juste un thème ou quelques phrases qui ont pour vocation d’influencer avant d’être à moitié oubliées, et l’enregistrement de cette aventure. Lui non plus ne croit pas au documentaire, et tous deux ne parlent pas autrement du cinéma que comme une vie et une joie à préserver.
Le mystère des liens
Chez Pazienza le besoin de comprendre ne peut ignorer le besoin de se comprendre, d’interroger sa relation au monde, et d’abord à la famille. Filmer son père, c’est déjà être avec lui. Filmer sa mère, son petit sac et son porte-monnaie, c’est conjurer la peur des dettes et des problèmes d’argent qu’il sent avoir hérité de ses parents. Lorsque plus tard, en 2006, Pazienza dira que le cinéma a tout d’un art nécrophile, ce sera également prendre conscience de cette dimension : filmer, c’est autant entretenir le passé que l’embaumer ou le conjurer.
Au fil des films, la dimension intime prend de l’ampleur – jamais au détriment, bien au contraire, de la multiplicité des images : des dispositifs d’organisation ludiques et qui transforment l’infime en universel. C’est ce qui rend le cinéma de Pazienza léger, presque parfois trop foisonnant, qui le fait sauter d’une chose à l’autre sans prévenir, à l’écoute avant tout du processus. C’est pourquoi il n’y a pas à être surpris d’un virage dans Esprit de bière, lorsque après avoir « sagement » fouillé la question de la bière, il lit une lettre à son père, tous deux devant la caméra, dans l’eau d’un lac jusqu’à la taille, comme si cela était un jeu de plus, mais qui le sort de la place d’acteur à laquelle il s’était habitué, et le replace au centre de l’interrogation qu’est le mystère infini du lien familial :
« Si l’on ne m’avait pas commandé un film sur la bière mais sur la voie lactée, c’est quand même à toi que j’aurais demandé d’être figurant. C’est à toi, mon père, que j’aurais demandé de me prêter ton visage, tes bras, tes jambes et tes pieds (…) Je t’ai fait avaler un grand nombre de séquences et tu ne m’as rien demandé. Tu ne m’as pas demandé le sens de toutes ces scènes ni les raisons d’un tel voyage dans un verre de bière, bien que nous n’aimions pas vraiment cette boisson. (…) J’observe chacun de tes gestes et de tes regards ennuyés. J’étudie toutes tes réactions. Quel serait l’intérêt de connaître l’histoire de cette substance dorée ou l’histoire de ce prétexte amer si, en fin de compte, il ne s’agit pas d’observer de très près celui à qui j’ai demandé d’avaler tant de bière. Qu’est-ce donc que ce liquide ? Qui est cet homme ? Voilà, au fond, il ne s’agit que d’une seule et même question. »
Son cinéma est ainsi bien résumé, et parvient à mettre – parce que lui-même y est aussi – le spectateur au cœur de ses recherches. Une manière humaniste de transmettre, loin des films construits pour asséner un message préétabli.
Scènes de chasse au sanglier
Qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce que nommer ? Qu’est-ce que dire ? Et qu’est-ce que la mémoire, à laquelle toutes ces choses appartiennent. Avec son ton particulier, son accent qui sonne un peu sourd, les mots fusent entre de longues pauses, presque inaudibles. L’aspect poétique du texte réside autant dans la manière dont Pazienza le scande, que dans leur agencement. « Tu dis…, tu fais…», la base est une injonction à lui-même quand d’autres diraient « Action !» avant de commencer à filmer. Et sur ces mots – on pourrait dire sous, ou contre – les images se multiplient, comme toujours bâtardes, mises en scène baroques et riches, inventives et burlesques. La photographie, dans Scènes de chasse, occupe un rôle particulier. Car Pazienza, s’il fait un film, revient à l’image fixe, dans un besoin de nommer les choses, de les voir. Il y a une interrogation sur le réel, son rapport à l’image et au langage. Le réel est plutôt une situation en perpétuelle évolution que sa fixation. Pour le comprendre, pour extraire des choses leur réalité, il faut les transpercer de questions, remettre en cause leurs plus grandes évidences, et tout en récoltant des réponses, en éprouver les limites chez le spectateur. Toujours le cinéma de Pazienza fait ce parcours, part de sujets établis (ce qu’est l’argent, ce qu’est la bière…), et posant des questions désarçonnantes à force d’être extrêmement concrètes, interroge le réel au-delà des objets. Jamais pourtant l’aboutissement est une simple réponse, ce serait revenir à une fausse objectivité. L’aboutissement est une stabilité : secouer son petit monde, c’est l’ordonner et le digérer, sans lui faire perdre tout son mystère.
À l’âge adulte, on l’a vu, la stabilité familiale de Pazienza c’est de filmer avec ses parents, de pointer le mystère de leur lien, comme pour qu’il ne cesse pas de se régénérer. En 2007 son père est mort, donc une partie de son cinéma et une partie de lui-même. C’est comme repartir à zéro et voilà ce qu’il fait ici, à renommer, prendre en photo, à décomposer, par exemple avec cette belle reproduction du fusil chronophotographique d’Étienne-Jules Marey. Pazienza filme un réapprentissage, jusqu’au toucher, filmant son téléphone dans sa main, puis filmant avec son téléphone le bout de son doigt touchant le tronc d’un arbre, le visage de son fils, ou le corps de son père. Pour qui connaît ses films la perte de ce père est réelle, et pas si étonnante l’audace du réalisateur de le filmer dans son cercueil, immobile comme une photographie. Il touche sa peau et se filme avec lui, « dans le même cadre ». La question du réel se reproduit, qu’est-ce que la réalité d’un mort sinon le langage pour l’évoquer ? Sinon une image qui englobe le père et le fils ? Il semble ici que tout le cinéma de Pazienza résulte du même besoin de mettre ensemble les choses, meilleure manière de les comprendre et de les faire exister. C’est peut-être pour cela qu’il est aussi amateur de cuisine (voir la page « recette » de son site Internet), le processus est le même, du regroupement à la transformation.
Dans Scènes de chasse au sanglier, la voix-off de Pazienza, plus distante parce que moins naturelle, le rend d’autant plus présent dans le film, avant qu’une mise en scène de chasse au sanglier prenne le relais dans une seconde partie, burlesque comme à son habitude. Pazienza marche entre les arbres avec son ancien professeur de philosophie, Jacques Sojcher, avec pour fusil des caméras (pellicule, numérique, un téléphone portable et le chronophotographique), et fait cohabiter l’évocation des souvenirs, leur place, leur rôle face à un passé dont la réalité apparaît bien relative. Pour Pazienza il est impossible d’aller trouver le professeur dans son bureau, de discuter platement face à face. Il faut l’emmener en forêt, creuser ensemble les souvenirs du père et creuser physiquement la terre, puis capturer le sanglier. Concrètement : un petit marcassin numérique dont le contour vibre comme s’il n’était fait que d’un fil blanc, surgit soudain tandis que les deux chasseurs d’images le canardent et l’abattent, c’est-à-dire le fixent. Après quoi la préparation (d’une vraie bête) et d’un repas. Scènes de chasse ne se départira jamais de ses énigmes, on pourrait le rapprocher des surréalistes à force de sauter d’une partie à une autre par des associations d’idées mystérieuses. Mais le cinéaste jette devant la caméra le produit d’un trouble puissant (la mort du père), filme tout ce chamboulement, puis réapprend, d’abord par la voix-off puis en situation dans la seconde partie, à trier, à organiser, et à jouer. Jusqu’au repas qui annonce une digestion bienvenue. Il restera l’éternel besoin de comprendre les liens, et à continuer à chercher une juste place vis-à-vis de la caméra, ou plutôt un juste mouvement, fidèle à la course du réel.
Naomi Kawase : un « je » fragile et réflexif
Délaissée par ses parents et élevée par ses grands-parents, Naomi Kawase réalise des œuvres profondément autobiographiques, traversées par des thématiques liées à la disparition des êtres, à l’absence et à la recherche d’une identité perdue. Le « Je » est l’essence de son cinéma. Lorsqu’elle gagne la caméra d’or au festival de Cannes en 1997 pour Suzaku, Kawase a déjà tourné une quinzaine de films documentaires qui sont essentiellement des journaux intimes. La cinéaste continue à œuvrer dans cette voie, l’acte de filmer et d’exprimer ses ressentis lui étant vital. Ses fictions peuvent être vues comme le haut de l’iceberg d’une œuvre dans laquelle l’aspect documentaire est primordial. Erik Bullot parle d’elle comme faisant partie d’un tiers-cinéma, c’est à dire un cinéma qui est en marge de l’industrie cinématographique sans pour autant renoncer à des incursions dans celle-ci, réalisant des recherches formelles sans appartenir au milieu dit expérimental et surtout, jouant constamment, sur un plan stylistique et thématique, sur les frontières entre fiction et documentaire. Cette idée est magnifiquement exprimée par l’accouchement réel de la cinéaste dans son œuvre de fiction Shara.
Dans ses bras (Ni Tsutsumarete, 1992), dixième film de notre réalisatrice, est un bel exemple de son cinéma « Je », qui permet d’appréhender son œuvre de manière générale. Dans ce documentaire, Kawase part à la recherche de son père qui l’a abandonné enfant. Il s’agit d’un journal intime qui prend la forme d’une enquête sur les origines de l’auteur. Le « Je » s’expose et se dévoile de manière fragile, dans un processus de réflexivité cinématographique qui a pour but de mettre en exergue la cinéaste matériau.
Les documents dans le document
Une grande partie de l’œuvre documentaire de Naomi Kawase est fondée sur des archives personnelles, qui trouvent une résonance dans ses fictions — sous formes de films de familles dans Suzaku. Dans ses bras prend la forme d’une enquête où le document joue un rôle primordial : des vielles photographies, un registre de naissance, des adresses lues par Naomi Kawase et des témoignages de sa famille qui lui permettent de retrouver la trace de son père. L’utilisation de ces sources renvoie directement au processus de création d’une œuvre documentaire mais aussi à la vie de la cinéaste, qui est le matériau même de son film. Vincent Dieutre détermine que dans ses œuvres, Kawase fixe les objets, comme si elle voulait les méduser. Ce sont les plans de fleurs, du ciel et d’escargots. Cette fixation des objets et surtout la présence de l’ombre de la cinéaste dans les plans (l’une des figures fétiches de ses œuvres), c’est prouver que le moment du film a bien eu lieu, comme l’atteste d’ailleurs les photos de l’enquête intime qui peuplent Dans ses bras. L’auteur se photographie en train de mener sa recherche, sa quête devenant une archive de sa vie. Ce processus peut être rapproché d’Ulysse (1982) d’Agnès Varda (qui a d’ailleurs fait des études de photos comme Kawase). Dans une série de plans, la Japonaise met en rapport les lieux du film et les photographies tirées des albums de famille. Ces dernières apparaissent dans le plan, tenues par les mains de la réalisatrice devant les endroits où elles ont été prises des années auparavant : les séquences ont été construites à partir de ces documents qui ont déterminé la personnalité de la cinéaste et la structure de son film.
Van der Keuken dit : « Ce qu’on documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre mais la mienne propre, c’est peut-être bien plus important de documenter le fait que l’on était là et comment. » Kawase s’inscrit dans cette idée, ses films étant des documents sur sa présence, avec une forme indiquant l’instabilité de sa personnalité. Cela est signifié par l’aspect réflexif du bruit de la caméra dans lequel baignent ses films documentaires. Cette caméra est présente, on la sent, on l’entend, le son mécanique se confondant avec le souffle de la cinéaste. C’est aussi le visage de Kawase qui apparaît dans des miroirs, dans l’eau ainsi que son ombre qui plane constamment sur ses œuvres. Dans un entretien réalisé par Vincent Dieutre, ce dernier dit, en conversant avec la réalisatrice, « Filmer son ombre c’est une façon d’entrer… de se projeter dans le film, d’y exister. » Elle explique : « Je cherche à laisser une trace dans ce monde et à faire coïncider ce désir avec ce moyen d’expression qu’est le cinéma. » Cela est lié à sa volonté de se prouver une existence, ce qui coïncide avec son inscription en tant que document de ses films. En 1926, Poudovkine écrivait que « le matériau brut du cinéma, c’est l’homme photographié ». On peut alors rapprocher cette phrase des tirages insérés par Kawase dans le film qui relèvent du photogramme. À la fin de Dans ses bras, la cinéaste réalise un montage de photos de sa vie qui deviennent les plans du métrage. Cette séquence renvoie à l’idée de matériau brut travaillé par la cinéaste en post-production afin de donner forme à son film.
Une forme fragile, métaphore de la cinéaste
Dans l’œuvre documentaire de Naomi Kawase, on retrouve souvent une pellicule abîmée et usée, métaphore de la fragilité de la cinéaste. La forme de ses films, instable, est traversée par des surexpositions qu’Erik Bullot considère comme des brûlures. On se retrouve face à une réflexivité cinématographique et à une métaphore réflexive : le matériau filmique se donne à voir, tout comme la fragilité du matériau cinéaste. Kawase explique que son œuvre vise à « accomplir un travail de création où le créateur ne fait pas défaut, étant ébranlé par son sujet ». Cette belle définition trouve sa résonance dans la caméra tremblante et instable qui est l’une des figures fortes du cinéma de fiction et documentaire de la réalisatrice (elle est très présente dans les séquences de fin de La Forêt de Mogari). Ce tremblement, figure réflexive marquant la présence de l’énonciateur, traduit l’émotion qu’il a devant le sujet filmé. Kawase dit ne pas vouloir utiliser de pied de caméra car elle veut montrer comment elle se place dans le monde. Il y a un déséquilibre formel répondant aux thèmes qui sont liés au déséquilibre affectif. La personnalité de la cinéaste s’inscrit sur la pellicule, celle-ci étant signifiée dans Dans ses bras par une figure magnifique : le blanc. Par le biais de surexposition et de rupture de pellicules, Kawase plonge son film dans une blancheur qui fait disparaître toutes formes. Inséré entre et dans les plans, cette figure symbolise le cinéma de la Nippone qui est fondé sur une thématique de l’absence. Cela relève de la perte, l’image disparaissant pour laisser place à une blancheur morbide et amnésique.
Un Je qui s’offre au spectateur
Avec Dans ses bras, comme dans la plupart de ses films « Je », la cinéaste souhaite que nous partagions ses ressentis : elle se filme en train de boire un thé comme si la caméra était son œil ; elle met ses lunettes devant la caméra comme si l’appareil faisait corps avec elle. Il devient ainsi organique. Cette volonté de Kawase de faire toucher le cœur de ses films est métaphorisée par la présence de ses mains dans le plan. Elle dit vouloir faire entrer ses mains dans le cadre afin de contester la caméra qui est entre elle et ce qu’elle filme. Si la caméra subjective ne nous amène pas à être totalement projeté dans le film (idée impossible), elle nous donne l’impression que la cinéaste nous projette au sein de ses sensations. Dans le processus mnésique des films de Jonas Mekas, le spectateur est amené à partager les instants vus comme s’ils s’agissait des siens. Kawase veut nous faire partager de la même manière ses émotions en nous y accompagnant. Il y a une affirmation du « Je » de l’auteur et une adresse au spectateur. Elle semble nous dire : « je te montre, voilà ce que je ressens », ce qui amène le spectateur à s’impliquer. Ce « Je te montre » ne nous extériorise pas ; l’auteur et le spectateur sont réunis dans le cadre d’un dialogue et non dans un rapport de totale identification ou de soumission aux images. Cela vise essentiellement à marquer la présence de l’énonciateur, figure de réflexivité cinématographique par excellence. Christian Metz détermine, au sujet des images subjectives, que « l’énonciateur reprend son importance, dans la mesure où le foyer est figurativisé en un personnage qui n’est pas seulement regardeur (comme le spectateur), mais montreur, comme le cinéaste qui se tient derrière lui. Ce personnage à un œil devant et derrière la tête ; il reçoit des rayons des deux côtés. » Dans ce film, le personnage Kawase qui se confond avec la cinéaste, a le statut proposé par Metz. Cette affirmation de l’énonciateur est constante, notamment par la forme volontairement fragile du film que nous avons évoqué.
Dans une séquence de Dans ses bras, la cinéaste est filmée par sa grand-mère puis Kawase filme celle-ci (on retrouve cela dans Suzaku, nouvel exemple de la frontière ténue entre fiction et documentaire). La cinéaste se met en scène en offrant l’acte de filmer à sa grand-mère et en réduisant la distance entre sujet filmé et filmant. C’est aussi une figure réflexive du champ contre-champ vécu par l’œil des deux protagonistes. Kawase se filme également dans un miroir, où on la voit caméra à la main. Ces apparitions dans le plan nous amène à penser qu’il y a deux Kawase, celle qui filme et le personnage qui relève d’une certaine fiction. C’est un retournement du regard de la cinéaste sur elle-même et sur son personnage ; un retournement de la caméra qu’elle considère comme un prolongement de son esprit, et un retournement du spectateur/Kawase, celle-ci déterminant que son œil est aussi le notre. La cinéaste et le spectateur sont réunis dans une célébration du « Je ».
La vie de Naomi Kawase se continue hors-champs comme la rencontre avec son père qui n’est pas filmée dans Dans ses bras. On peut voir des bribes de la vie de la cinéaste sur son site Internet où elle tient un journal accompagné de photographies. On y voit, par exemple, l’enfant dont elle accouche dans Shara. Les personnages récurrents de ses films documentaires peuvent également apparaître dans ses fictions, interprétés par des acteurs. Il s’agit par exemple de la grand-mère de Kawase qui apparaît dans Suzaku, jouée par une actrice. Il en est de même dans La Forêt de Mogari, film entièrement pensé à partir de la maladie de la grand-mère de la cinéaste, l’ombre de la vieille femme planant tragiquement sur l’œuvre. Une belle forme de réflexivité hétérofilmique, qui nous renvoi constamment aux films documentaires de Kawase et à son « Je » torturé.