On ne présente plus Billy Wilder. De Sept ans de réflexion à Avanti, en passant par La Garçonnière, Sabrina, Ariane, Irma la Douce, Embrasse-moi idiot, le cinéaste reste à jamais le grand maître de cet âge d’or de la comédie américaine où tout semblait permis, faire rire en se jouant de la censure et faire rêver sans dégoulinement de sucre et de violons, recettes largement oubliées aujourd’hui à Hollywood. Mais Billy Wilder, c’était aussi des films de guerre – Stalag 17 – ou des drames très noirs – Boulevard du crépuscule. Le coffret édité par Carlotta Films rend justement hommage à cet éclectisme en éditant les trois premiers films américains du grand maître d’origine autrichienne, décédé en 2002 : une comédie de 1942, Uniformes et jupons courts, un film de guerre patriotique de 1943, Les Cinq Secrets du désert, et un grand polar de 1944, Assurance sur la mort. Certains l’aiment peut-être chaud, mais tout le monde aime Billy. La preuve par trois.
Le « coffret blanc »
Uniformes et jupons courts / Les Cinq Secrets du désert
On savait Ginger Rogers grande danseuse : aux côtés de Fred Astaire, elle éblouit l’Amérique en crise des années 1930 et les midinettes, fascinées par sa paire de jambes aussi fine que ses longues robes de satin noir et blanc. On la devinait grande comédienne, mais c’est Billy Wilder qui lui donna l’occasion de prouver son talent inégalable pour l’autodérision et les mimiques irrésistibles. Dans Uniformes et jupons courts, elle joue Susan (Sousou pour les adultes), qui décide de se faire passer pour une gamine de onze ans (« douze dans une semaine ») afin de payer le demi-tarif réservé aux enfants dans les trains new-yorkais. Ses aventures viennent tout juste de commencer…
En 1942, Ginger Rogers a trente ans. Difficile de rendre crédible ce rajeunissement spectaculaire, couettes et socquettes ou pas. Ni les contrôleurs du train, ni les spectateurs ne sont dupes. Qu’importe ! Elle joue la petite fille gâtée et exécrable à la perfection, et s’en donne à cœur joie dans le registre de l’ado attardée trop grande pour son âge. Et Billy Wilder lui a concocté un scénario à la mesure de son talent : quand Sousou croise le chemin du séduisant major Philip Kirby (Ray Milland) l’enchaînement des quiproquos prend une tout autre dimension : en prenant sous son aile la petite fille perdue, Kirby ne se doute pas qu’il va peu à peu s’amouracher, contre toute morale, de cette jolie Lolita… Les sous-entendus sexuels sont évidents, mais la censure hollywoodienne semble n’y avoir vu que du feu, pour notre plus grand bonheur.
Uniformes et jupons courts, première réalisation américaine du jeune scénariste de Lubitsch, est un modèle de comédie américaine : enlevé, drôle, référencé (le « I want to be alone » très garbosien de Ginger restera dans les annales) et rythmé jusqu’au rebondissement final (le vieillissement de Susan, forcée d’interpréter cette fois sa propre mère !). Tous les thèmes chers à Billy Wilder, et dont il fera son chef d’œuvre, Certains l’aiment chaud, sont déjà en germe : le mensonge et le travestissement, qui remettent en question non pas seulement l’identité de celui qui ment ou qui se travestit, mais aussi celle de la personne aimée sur laquelle il interagit. À Susan qui lui apprend qu’elle n’est pas la petite fille qu’il croyait aimer, Philip Kirby aurait presque pu répondre : « Nobody’s perfect ! » Mais peut-être était-ce encore un peu tôt pour le public américain…
Travestissement encore, dans un tout autre registre, avec Les Cinq Secrets du désert : en pleine Seconde Guerre mondiale, alors que le général Rommel marche sur Le Caire et Alexandrie, un jeune engagé anglais (Franchot Tone, parfait) doit se faire passer pour un maître d’hôtel – par ailleurs espion à la solde des Allemands – pour échapper à l’ennemi. Ce trafic d’identité assez complexe (le héros devenant très rapidement un espion double, à la solde effective des Alliés) est ici mis au service d’un film patriotique très réussi bien qu’assez mineur dans la filmographie de Wilder : le suspense entretenu par les nombreux rebondissements et le dynamisme absolu de la mise en scène tiennent le spectateur en haleine jusqu’au final rien moins que larmoyant. Rétrospectivement, il est assez spectaculaire de noter la capacité d’Hollywood à parler de l’histoire telle qu’elle était en train de se faire : en 1943, date à laquelle le film est tourné et diffusé en salles, la Seconde Guerre mondiale n’était pas encore gagnée, et Rommel (interprété avec brio par Erich von Stroheim) restait une menace tout à fait actuelle…
Les deux films de ce joli coffret se seraient suffis à eux-mêmes. Mais Carlotta a eu la très riche idée de les agrémenter d’un documentaire passionnant, constitué d’entretiens du cinéaste avec Michel Ciment (le fameux et indéboulonnable rédacteur en chef de Positif). Et c’est avec bonheur qu’on découvre un Billy Wilder fidèle à l’image que son œuvre donnait de lui. Un verre qu’on imagine rempli de bourbon à la main, un cigare dans la bouche, le cinéaste se raconte délicieusement, des origines à Hollywood, de Lubitsch à Jack Lemmon, en passant par Marilyn, William Holden, Humphrey Bogart, Marlene… Les anecdotes foisonnent, impossible d’en raconter une sans avoir envie de révéler toutes les autres : comment, par exemple, Jack Lemmon et Tony Curtis, débauchés pour Certains l’aiment chaud, furent envoyés par Wilder dans les toilettes des dames pour prouver que leur déguisement féminin faisait parfaitement illusion… Les interviews de Jack Lemmon et Walter Matthau, eux-mêmes fidèles à leur réputation, donnent un piment supplémentaire au documentaire, que l’on aurait rêvé tout simplement… plus long. Pour ne pas regretter toutes ces questions qu’on aurait aimé poser à l’ami Billy, disparu avant que l’on n’ait encore eu l’opportunité de lui exprimer toute notre admiration.
Le « coffret noir »
Assurance sur la mort
Parallèlement à la sortie de ces deux films méconnus de Billy Wilder, Bodega Films propose de redécouvrir le petit bijou du film noir qu’est Assurance sur la mort. Réalisé en 1944, soit trois ans seulement après les grands débuts du genre avec Le Faucon maltais de John Huston, Assurance sur la mort – dont le titre original, Double Indemnity rend davantage compte du cynisme de l’œuvre – est la preuve que Billy Wilder, alors à l’aube de sa carrière hollywoodienne, sait faire preuve d’éclectisme. L’histoire : un homme à l’agonie (Fred MacMurray) se réfugie dans un bureau, s’empare d’un dictaphone et commence à nous conter son histoire malheureuse. Agent d’assurance, il s’est laissé séduire par la vénéneuse Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck) au cours d’une visite de routine chez un de ses clients. Elle le convainc de souscrire une assurance-vie au nom de son riche mari et de le tuer rapidement après pour se partager l’indemnité. Si tous les ingrédients du film noir sont réunis avec brio (voix off, flash-back, femme fatale), Billy Wilder les manie avec ce sens de l’ironie franchement grinçant que l’on retrouvera six ans plus tard dans son fabuleux Sunset Boulevard.
Ici, pas de Humphrey Bogart ni de Lana Turner, les deux acteurs principaux ont des physiques plutôt communs et n’étaient pas des habitués de ce genre de rôles. Si Barbara Stanwyck a accepté sans hésitation de casser son image, Fred MacMurray fut bien plus long à convaincre, lui qui s’acharnait à incarner l’homme idéal – mais bien fade – dans quelques films qui ont su le rendre très populaire mais qui ne sont pas restés dans les annales. Du coup, le grand public n’eut que très peu de difficultés à s’identifier aux personnages meurtriers que Billy Wilder malmène avec une certaine délectation. Pour preuve, cette scène où le couple vient de se débarrasser du corps du mari sur la voie d’un chemin de fer et peine à repartir parce que la voiture ne démarre plus. Ce détail rappelle, non sans une certaine cruauté, que l’homme, malgré ses prétentions, peine toujours à tout maîtriser parce qu’il reste malheureusement tributaire de tout. Et c’est en toute logique que l’homme finira par être une menace pour la femme et vice versa. Assurance sur la mort est bien loin de ce romantisme tragique qui faisait la force d’un film comme Le facteur sonne toujours deux fois de Tay Garnett (1946, avec John Garfield et Lana Turner justement).
Le coffret Collector comprend de nombreux bonus, à commencer par un commentaire audio du scénariste Lem Bobbs (Dark City) et de l’historien du cinéma Nick Redman sur le premier DVD. Le deuxième DVD offre au Wilder-fan la possibilité de voir la version télévision d’Assurance sur la mort, avec Lee J. Cobb, tournée en 1973, mais aussi et surtout deux documentaires. L’un, qui raconte la genèse du film, fourmille d’informations passionnantes sur le tournage − si l’on arrive à faire abstraction des tics typiques au documentaire américain, rarement objectif : apprenons ainsi que « Barbara Stanwyck est la plus grande actrice de l’histoire » ou que « le film noir est le seul genre intéressant du cinéma américain»… L’autre est un documentaire français, tourné à la manière d’un film noir (avec enquête, voix off, suspense), qui va plus loin dans l’analyse concrète du film en cherchant les différentes évolutions du scénario et en les comparant à l’œuvre originale de James M. Cain. Un DVD indispensable pour cinéphiles et simples curieux.