Intercalé entre Sept ans de réflexion et Certains l’aiment chaud, les deux plus célèbres films de Billy Wilder – pour cause de sa comédienne star, Marilyn –, Ariane (Love in the Afternoon dans son très rohmérien titre original) est parfois injustement oublié par les critiques: injustement, car Ariane, loin d’un film mineur, est sans doute l’une des productions les plus caractéristiques du style du cinéaste, dans tout ce qu’il a d’inspiration lubitschienne. Appuyé par la grâce d’Audrey Hepburn, dont Wilder avait assis le talent trois ans plus tôt avec Sabrina, Ariane est un bijou d’une subtilité cynique et d’un mordant rares.
Pour tout familier de l’œuvre de Billy Wilder, imaginer la façon dont le cinéaste s’est délecté à présenter Ariane aux censeurs hollywoodiens de l’époque relève d’un pur plaisir. Le scénario avait en effet de quoi faire pousser des hauts cris aux puritains : une jeune femme aussi pure et innocente que la Vierge Marie séduit un homme trois fois plus âgé qu’elle en s’inventant une liste d’amants digne de la plus délurée des courtisanes et passe tous ses après-midis dans la chambre d’hôtel du dangereux séducteur. Après tout, quoi de plus normal ? Ariane Chavasse est parisienne, et comme de bien entendu, « Paris est la ville où on fait le plus l’amour », n’importe où, n’importe quand et avec n’importe qui… Les censeurs ne l’entendirent pas de cette manière et forcèrent Wilder à rajouter une voix-off à la fin de son film, expliquant qu’Ariane (Audrey Hepburn) et Flannagan (Gary Cooper) convolèrent en justes noces, scellant ainsi la légitimité de leur union…
Les sous-entendus, bien sûr, sont légion : il est toujours possible de croire qu’Ariane ne fait que danser avec son amant lors de ces charmants après-midis, puisque la porte se ferme au moment crucial et qu’il n’est pas question de regarder à travers le trou de la serrure… Le sujet du film est bien le voyeurisme – le père d’Ariane n’est-il pas un détective privé qui passe son temps à prendre des photos volées ? – mais la caméra de Wilder se joue de l’effet voyeur qu’elle peut provoquer, en s’arrêtant justement lorsque l’imaginaire du spectateur convoyé par l’image est bien plus intéressant que l’image elle-même. Voilà tout le génie de la comédie américaine : montrer le groupe tzigane qui sort de la chambre d’hôtel plutôt que la conclusion des ébats amoureux du couple est à la fois un ressort comique inébranlable et un détail subtil qui permet à l’histoire de conserver ses ressorts romantiques sans sombrer dans la trivialité.
Comme souvent chez Wilder, Ariane est également une histoire de dissimulation et de travestissement: la jeune fille pure et innocente se fait passer pour une femme déjà rompue aux aventures amoureuses afin de pouvoir égaler le tableau de chasse de l’homme qu’elle aime et le battre sur son propre terrain. L’héroïne joue donc du secret de son nom, laisse son violoncelle à la porte de la chambre d’hôtel et prétend qu’elle vit avec un homme – mensonge par omission, puisqu’il s’agit de son père mais que le héros l’entend comme son amant. Le visage dissimulé derrière une voilette, ou le corps frêle de l’adolescente glamourisé par un manteau d’hermine, Audrey Hepburn donne à son personnage sa fragilité et sa sensualité androgyne – à l’opposé de toutes les bombes sexuelles de l’époque. Avec elle, les splendides robes de Hubert de Givenchy semblent être naturellement coupées pour la plus modeste étudiante parisienne afin d’ensorceler n’importe quelle grande star hollywoodienne.