« Ne l’essuyez pas, Nat. Laissez-moi mon petit cercle vicieux. Pas de début, pas de fin » : Don Birnam (Ray Milland) aime bien contempler ainsi les petits cercles mouillés que son verre rempli à ras bord de whisky bon marché dessine sur le comptoir. Mais loin d’y contempler le reflet simplifié de sa misère, de sa détresse et de son ambition toujours déçue (Don Birnam rêve d’écrire), il puise dans cette poésie de bistrot sa joie et le sel d’une vie qui échappe au « désespoir muet des comptables ». Ivre, c’est un autre lui-même qui existe et s’exprime, avec la puissance et la présence qu’une vie à l’eau plate lui refuse. Entouré d’affection, aidé et soutenu par un frère patient et une fiancée aimante (Jane Wyman), Don Birnam déteste pourtant sa vie d’abstinent terrorisé par la page blanche. C’est pourquoi il rechute, invariablement ramené au comptoir où Nat, bonne pâte, écoute ses élucubrations et où Gloria tente de le séduire…
L’alcoolique est un homme comme les autres
Le « petit cercle vicieux » qui a emballé Billy Wilder et son co-scénariste Charles Brackett (ce dernier en bon connaisseur des méfaits de la bouteille) est avant tout celui de l’impuissance. Plus qu’un ivrogne, le personnage qu’incarne Ray Milland avec brio est un écrivain raté : c’est donc qu’il y a une issue, au moins rêvée, dans cette description des cercles de l’enfer de l’alcoolisme. Avant ce film multi-oscarisé qui connut un immense succès en 1946, et pour lequel Ray Milland inaugura le prix d’interprétation du très jeune festival de Cannes, il faut rappeler qu’il y eut un livre, le best-seller d’un auteur qui publia à quarante ans, en 1944, l’autofiction de son propre éthylisme magnifiée en roman à succès. L’étude quasi clinique que Charles Jackson livrait de son goût suicidaire pour le rye a très vite séduit le couple Wilder-Brackett, qui, fort de ses récentes réussites (Assurance sur la mort, Uniformes et jupons courts ou encore le scénario de Ninotchka), emporte la mise face à des concurrents pourtant solides (Hitchcock lui-même, dit-on…). Jusqu’à présent, l’ivrogne était plutôt drôle à Hollywood ; il n’était pas véritablement un personnage. Au mieux, un second rôle. À l’inverse, Don Birnam est un vrai premier rôle ; toujours impeccablement cravaté (question de conventions et d’époque), Ray Milland fait passer l’alcoolique dans une toute autre dimension. Cet ivrogne aux regards torves est l’homme qui montre tout à son spectateur, à commencer, paradoxalement, par ce qu’il a à cacher : sa veulerie, sa faiblesse, sa lucidité désespérée, et l’inventivité sans limite de sa duplicité quand il s’agit de se procurer à boire (un registre dans lequel Wilder est très à l’aise). Après l’interprétation habitée qu’en livrera Ray Milland en 1945, l’alcoolo ne sera plus le même au cinéma.
La boucle bouclée
Ce récit finalement simple (et moral, à l’inverse du roman) repose avant tout sur le génie de l’écriture du duo Wilder-Brackett : inversions, retournements, situations et objets qui se répondent à distance… c’est bien d’un cercle qu’il faut sortir, un cercle sans fin comme l’enfer dans lequel tourne et retourne indéfiniment l’alcoolique. La bouteille cachée sous le chambranle de la fenêtre dans la scène d’ouverture reviendra, en toute logique, sous une autre forme lorsque Don, au bout du rouleau, veut en finir. Billy Wilder pourtant ne se contente pas d’une histoire bien ficelée où la circularité d’un vice ou d’une manie répond à celle d’une « boucle bouclée » narrative : entre film noir, portrait cynique d’un arriviste manqué (Don ne veut finalement qu’une chose : réussir et être célèbre) et comédie romantique, les moyens de divertir le spectateur ne manquent pas. The Lost Weekend use admirablement de tonalités différentes pour atténuer la noirceur de ce personnage et de ce destin : l’humour, qui culmine dans une scène digne de Lubitsch où la foule goguenarde d’un bar ridiculise l’ivrogne fauché, l’expressionnisme bref et efficace d’une scène de delirium ou cette forme de réalisme qui consiste à montrer les vraies boutiques des prêteurs sur gages de la 3e Avenue. Notons à ce sujet qu’il ne faut pas exagérer l’aspect documentaire de ces quelques scènes prises en douce dans les rues de New York, ou encore celles du Bellevue Hospital où l’ivrogne va faire un bref séjour…
Billy Wilder, dont c’est la quatrième réalisation américaine, signe un film risqué ; jusqu’au bout le metteur en scène aura des doutes — bien légitimes — sur l’avenir que le public accordera à ce portrait d’un homme faible qui ment à tout le monde. Mais la finesse d’une interprétation mezza voce de Ray Milland et la créativité d’une écriture qui dissout le pathétique dans une forme assez singulière de légèreté, entre la facétie et le suspens, fait de cette œuvre un très beau moment de cinéma.