Chaque semaine durant le confinement, nos rédacteurs profitent de rediffusions télévisées pour évoquer quelques films marquants.
Je suis un aventurier d’Anthony Mann
Disponible en replay sur Ciné + jusqu’au 28/06.
Je suis un aventurier (The Far Country), l’avant-dernier western tourné par Anthony Mann avec James Stewart, semble être à première vue l’un de ces grands récits épiques emblématiques du cinéma classique hollywoodien. Pendant une heure quarante, il prend ainsi la forme d’une superbe parabole racontant la fondation de la société américaine par le dépassement de ses antagonismes profonds. L’affrontement final entre Jeff Webster (James Stewart), le chercheur d’or individualiste devenu héraut de la communauté, et Mr. Gannon (John McIntire), le vil autocrate venu exproprier les habitants de la localité de Dawson, se présente à cet égard comme le dernier acte du perfectionnement moral du personnage principal. Tireur à la gâchette un peu trop facile, Webster est un paria à Dawson jusqu’à ce que son art du tir lui permette de tuer la clique de Gannon : son goût de la violence change alors de fonction, puisqu’il permet d’instituer le droit de propriété dans le « far country » qui donne son titre original au film. Après le combat, viennent deux plans assez étonnants dans leur naïveté apparente. Renée (Corinne Calvet), la promise de Webster, aide son amant blessé à se relever ; les habitants de Dawson, un sourire béat aux lèvres, se massent alors autour du couple jusqu’à former un demi-cercle. Renée et Webster se tournent ensuite vers le cheval de ce dernier, dont la selle arbore une petite clochette en argent (offerte par Ben, le défunt compagnon du cowboy) que la caméra met rapidement en évidence. Membres à part entière de la communauté, Webster et Renée entourent également la clochette, c’est-à-dire le symbole d’un passé violent qui a eu raison du vieux Ben. Pour qu’un collectif égalitaire finisse par naître, il aura donc fallu y intégrer son propre négatif (la violence des individualistes, nourrie par l’appât du gain) de manière à révéler le lien unissant les différents membres de la communauté.
On pourrait alors s’étonner que, selon le jugement de Jacques Lourcelles, ce dénouement soit « loin d’être un happy-end ». Ce serait toutefois oublier qu’en suivant « un itinéraire rectiligne », Jeff Webster est, du début à la fin du film, une force qui va (comme dirait Victor Hugo), un personnage moteur incarnant la pensée des pionniers, à savoir repousser la frontière – ici, celle du Canada. À la différence du héros des Affameurs, Webster ne fait donc jamais l’apprentissage de la circularité consubstantielle à la communauté : les habitants de Dawson qui l’encerclent figurent d’abord les impératifs coercitifs d’un groupe social en gestation, auxquels Jeff est étranger, mais qui lui barrent la route. Le plan de la clochette change alors de sens : incapable de faire groupe, Jeff n’est pas non plus en mesure d’exorciser sa propre violence, il contemple au contraire ce passé qui ne passe pas, celui de la mort d’un ami dont il est au fond responsable et qui finit par envahir tout l’écran. Une issue aussi tragique n’est pas étrangère à Mann. On peut se rappeler des derniers plans de Winchester 73 (cf. le montage plus bas), traité de la violence en Amérique qui ne se terminait pas – comme pourrait le croire un spectateur distrait – sur le triomphe de l’amour par-delà les luttes fratricides, mais sur l’arme létale, cette carabine qui attisa 1h30 durant toutes les convoitises. Chez Mann, la victoire a décidément un goût amer.
Thomas Grignon
Asako I & II de Ryūsuke Hamaguchi
Diffusé sur Ciné+ Club le 11/05 à 17h10.
Dès l’ouverture d’Asako I & II, quelques plans de Tokyo mettent en évidence un enchevêtrement de lignes verticales et horizontales, un désordre apparent (souligné par le vacarme d’adolescents jouant à faire exploser des pétards) qui invite à une réorganisation immédiate de l’espace. Ça ne saurait tarder : comme cela a été noté dans nos colonnes lors du passage du film à Cannes ou chez nos confrères de Débordements, la scène inaugure l’omniprésence d’un motif, celui de la ligne, dont le rôle se révèle capital à l’échelle du film entier. Dans la séquence inaugurale, lorsque Asako croise Baku au musée, une ligne horizontale scinde déjà son visage en deux, et la voilà qui le traque jusqu’à ce qu’un baiser s’ensuive. Tout son trajet se voit ensuite jalonné par le tracé des lignes qui tressent l’espace, indiquant les chemins à suivre (par exemple un escalator) et les limites à outrepasser (le dallage horizontal de la promenade où Baku embrasse Asako) afin que la passion éclose. À l’occasion d’un beau travelling latéral, la caméra s’est par ailleurs arrêtée sur la photo de deux jumelles. L’histoire est à peine commencée que la gémellité (celle du titre en deux parties, mais surtout celle qui affecte les deux amours d’Asako, Baku et Ryohei) est un problème, l’objet d’un regard circonspect de l’héroïne (cf. le contrechamp en gros plan, bizarrement frontal, qui la révèle). Comme à distance, elle se trouve dans cette position de spectatrice dépassée par l’objet de son regard qu’elle gardera tout au long de ses aventures à venir, face aux « faux-jumeaux » qui se partageront son cœur. Écart séparant les êtres qui se voit toutefois immédiatement mis en scène comme une dynamique de désir : Baku apparaît dans le dos de la jeune femme et s’échappe aussitôt ; Asako le suit à travers rues sans que l’on sache trop pourquoi ; il ne cesse de se dérober à son regard comme il partira, pour de bon et sans crier gare, quelques minutes plus tard. Mais la beauté de la scène réside peut-être plus encore dans l’emphase romantique, volontiers fleur bleue, des regards énamourés, au ralenti, que s’échangent les personnages à la fin de la séquence, et qui n’a rien d’une faute de goût. Elle est au contraire le dernier jaillissement d’une scène à la précision impeccable, la bacchanale d’une forme enfin indexée à l’allégresse des protagonistes – et qui emporte, dans son lyrisme touchant, toute l’adhésion du spectateur.
T. G.
Le Gouffre aux chimères de Billy Wilder
Diffusé sur OCS Géant le 12/05 à 23h30.
Réalisé en 1951, Le Gouffre aux chimères est une des plus grandes réussites de Billy Wilder, emblématique de la veine la plus sombre de son cinéma, qui tend ici à l’Amérique d’après-guerre un miroir aussi déformant que ressemblant. Chuck Tatum, banni de toutes les rédactions du pays, échoue au Nouveau-Mexique, où il offre par dépit ses services à la gazette locale d’Albuquerque, le Sun-Bulletin. Enragé par l’absence du scoop susceptible de relancer sa carrière, il décide d’en créer un de toutes pièces en instrumentalisant un incident, au cours duquel un imprudent s’est retrouvé piégé par un éboulement au fond d’un sanctuaire indien – qu’il était venu piller, faut-il le préciser. Pisse-copie sur le retour, shérif véreux et blonde platine languissante font cause commune pour écrire le dernier acte de leurs destins de réprouvés avec, pour deux d’entre eux, le mirage de lendemains meilleurs à New York. Trop radical pour son époque, le film fut un échec commercial et critique cinglant, avant d’être tardivement réévalué. C’est sans aucun doute l’un des mieux mis en scène de Wilder, qui trouve dans cette furieuse parabole sur l’opportunisme et la collusion le moyen de quintessencier un style dont le rythme est donné par la cadence implacable du jeu du Douglas. Le forage de la roche, supposé ménager un accès à la victime, creuse en réalité la tombe même de Tatum, travesti en sauveteur aux yeux de la populace alors qu’il est prêt à tout sacrifier à son arrivisme. L’insistance avec laquelle il se faufile dans les galeries poussiéreuses du dédale navajo pour abreuver le malheureux en informations tronquées atteste autant de son penchant pour la manipulation que pour l’autodestruction. Quelques années plus tard, un autre film wilderien en diable se montrera tout aussi cruel sur un sujet similaire, Le Grand Chantage (Sweet Smell of Success), d’Alexander Mackendrick.
Damien Bonelli