Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2009, le 9e long métrage du Taïwanais Tsai Ming-Liang est une commande que le musée du Louvre lui a faite, lui laissant toute liberté pour imaginer le scénario. Après Et là-bas quelle heure est-il ?, c’est la seconde fois que Tsai tourne en France, avec cette fois plusieurs grandes stars françaises. Travaillant sur commande, dans un contexte différent de celui, taïwanais, qui lui est coutumier, on peut s’attendre à ce que le cinéaste propose un film différent de ses précédents. Il n’en est rien, tant on retrouve dans Visage les traits si caractéristiques de l’univers de Tsai Ming-Liang. On peut regretter que les nombreux points communs entre ses autres films et Visage ne laissent pas suffisamment de place à des expérimentations nouvelles, ainsi que l’hommage assez étouffant que le film rend à François Truffaut. Mais on reste ébloui par la maîtrise formelle du cinéaste qui atteint, dans sa façon de filmer les visages et les corps, de les chorégraphier, une véritable splendeur. On se délecte esthétiquement et on jubile de l’audace dont Tsai fait preuve encore une fois. Avec les grands mythes qu’il véhicule, le Louvre semble bien lui avoir donné des bases permettant à la magnificence de son univers de prendre toute son ampleur.
Une histoire ?
Le résumé de Visage peut induire en erreur. Un réalisateur taïwanais (Hsiao-Kang, interprété par Lee Kang-Sheng) tourne l’histoire de Salomé au musée du Louvre. Il confie le rôle d’Hérode à Jean-Pierre Léaud, la production confie celui de Salomé à Laetitia Casta, pour garantir au film un certain succès. Au début du tournage, la mère du réalisateur décède. Ce dernier tombe ensuite dans un profond sommeil, qui oblige la productrice (Fanny Ardant) à attendre à Taipei où elle l’a accompagné. Après bien des détours, le tournage finira par reprendre. Si Visage raconte bien de telles « péripéties », elles sont tellement diluées dans la longueur et la beauté des plans et des scènes qu’on peut en venir à ne plus suivre l’histoire. À quoi s’intéresse t‑on donc ?
Le plaisir des retrouvailles avec… des acteurs, des personnages
On s’intéresse d’abord à nos retrouvailles avec l’univers si reconnaissable de Tsai Ming-Liang. Bien que le film soit une commande, qu’il se passe en France, avec de grandes stars françaises (Jean-Pierre Léaud, Fanny Ardant, Jeanne Moreau, Nathalie Baye, Mathieu Amalric), et qu’il aborde de grands mythes (Le Louvre, Salomé), que nous n’avons jamais vus chez Tsai, nous retrouvons bon nombre de figures coutumières du monde de ce cinéaste. Il fait interpréter les rôles taïwanais par des acteurs ayant joué dans ses précédents films : Lee Kang-Sheng évidemment, son acteur-fétiche présent dans presque tous ses films, Yang Kuei Mei (The Hole, Vive l’amour), Chen Shi (Et là-bas quelle heure est-il ?) et Tien Miao (Et là-bas…, La Rivière). Jean-Pierre Léaud était déjà apparu, en hommage, dans une scène de Et là-bas…, le personnage interprété par Lee Kang-Sheng étant obnubilé par Les Quatre Cents Coups. Certains personnages de Visage ressemblent à des personnages que nous avons déjà croisés chez Tsai. Il en est ainsi de la mère de Lee, qui vit avec lui comme dans La Rivière et Et là-bas…. On a bien du mal à différencier le personnage que Lee Kang-Sheng joue dans Visage de celui qu’il joue dans tous les autres films de Tsai, tant il conserve la même (in)expressivité, la même façon de se mouvoir, la même mélancolie. On le voit ici, comme ailleurs, avoir une relation homosexuelle triste.
… des scènes et des plans
Ce sont aussi des scènes que l’on retrouve, telles celle où la mère de Lee prépare un repas, dans la cuisine d’un appartement qui fait penser à celui de Et là-bas…, l’autocuiseur de riz fonctionnant dans le salon. Comme dans Et là-bas… aussi, après le décès de sa mère Lee continue à lui préparer à manger (dans Et là-bas…, c’était la mère qui préparait pour le père mort) et enflamme du papier sur un balcon couvert. Nous sommes pour la seconde fois emmenés au cimetière du père Lachaise où Jean-Pierre Léaud attend sur un banc, et devant la fontaine du jardin des Tuileries, déserté par temps d’hiver. Des plans en ramènent d’autres à la mémoire : un personnage plongeant la tête dans la porte d’un réfrigérateur ouvert (La Saveur de la pastèque), un matelas flottant sur l’eau (I Don’t Want to Sleep Alone).
… la communion comme substitut à la communication
Dans Et là bas…, le personnage féminin interprété par Chen Shi se retrouvait à Paris, plongé dans une culture qu’il ne comprenait pas. Comme lui, dans Visage, le réalisateur tournant en France avec des acteurs français fait l’expérience de l’altérité (Fanny Ardant fait de même lorsqu’elle se trouve coincée à Taïwan). On communique toujours mal par le langage chez Tsai Ming-Liang. Ici, Léaud parle, en français, à Lee qui n’en comprend pas un mot, de cinéma, de François Truffaut… Si le sens des paroles n’est pas transmis, les deux hommes n’en communient pas moins, autour d’un moineau que Léaud tient. Pour ressentir la même chose face à l’animal, point n’est besoin de mots, les deux hommes sont dans une même dynamique. Il en va de même pour ce qui est du travail que Tsai Ming-Liang a fait avec Laetitia Casta. Tous deux ne parlent pas le même idiome, mais on sent la comédienne en résonance avec ce qu’a voulu lui faire faire le cinéaste. Les personnages des précédents films de Tsai, mutiques ou ne se comprenant pas, parvenaient toujours, comme ici, à partager quelque chose avec l’autre, selon d’autres modalités d’échange que le langage.
C’est aussi souvent après s’être perdus complètement (littéralement ou au sens figuré) qu’ils trouvaient un apaisement à la fin : comme dans La Rivière, où Lee déambule dans les sombres couloirs de douches publiques avant de consommer un inceste qui in fine lui permettra de guérir de son étrange maladie, dans Visage les personnages s’égarent dans les souterrains labyrinthiques du Louvre, avant de revenir vers la lumière et de reprendre le tournage de leur film.
… l’absurde comique et la mélancolie ; l’audace du cinéaste
Ce que l’on sourit de retrouver aussi, ce sont ces moments comiques et absurdes qui, chez Tsai, s’invitent toujours dans l’univers mélancolique des personnages. Dans de longues scènes, le cinéaste n’a pas peur de la surenchère : lorsque Lee se débat avec une fuite d’eau, lorsqu’on voit l’une de ses sœurs, après le décès de leur mère, vider lentement intégralement un frigo rempli, avant qu’une autre sœur ne remette toute la nourriture dedans, tout aussi lentement. Tsai n’a pas peur de faire durer une scène de fellation entre Lee et Mathieu Amalric, sans cesse interrompue par la sonnerie de téléphone de Lee. Il a la belle audace de filmer longuement une scène de nuit où l’on ne distingue rien, pour nous délecter du son de chips croquées, de celui d’un briquet qu’on allume, de baisers (que l’on voit à peine). Pendant des minutes aussi interminables que magnifiques, Laetitia Casta appose très lentement, sur une fenêtre ou un miroir, du scotch noir.
Lorsque l’on aime les traits de l’univers de Tsai Ming-Liang, on se réjouit d’en retrouver dans Visage. L’impression de déjà vu tend cependant parfois à lasser. On se demande si le cinéaste ne s’enferme pas trop dans son propre système, on aimerait qu’il le fasse évoluer davantage. L’ancrage français et les stars françaises donnaient l’espoir d’une nouveauté, mais le traitement qu’il réserve à ces dernières en tant que telles, déçoit.
Un hommage asphyxiant à François Truffaut
L’excès de citations du cinéma de Truffaut tend en effet à grever le mouvement en avant du film, qui au lieu de s’envoler vers des cieux inexplorés convoque de trop nombreuses fois un cinéma que l’on aime, certes, mais que l’on aimerait voir laisser la place à autre chose. Dans Et là-bas…, le personnage interprété par Lee regardait les Quatre Cents Coups, mais il ne rencontrait pas Léaud (c’est la jeune Taïwanaise qui le croisait à Paris, sans savoir qui il était). Tsai Ming-Liang a voulu que la rencontre entre les deux acteurs ait lieu, et pour cela désirait fortement Léaud dans Visage. Avec Léaud évidemment, c’est François Truffaut qui s’invite dans le film. Fanny Ardant est également à la fois la productrice dans Visage et la Mathilde de La Femme d’à côté. Lorsque Jeanne Moreau apparaît dans une scène, nous avons moins affaire à un personnage (dont on ne sait rien, qui n’a pas vraiment de rôle) qu’au souvenir de Jules et Jim, dont elle chante d’ailleurs la chanson. De telles figures nous donnent trop l’impression d’être en terrain connu. L’hommage de Tsai à Truffaut est trop présent, trop évident (la scène où Fanny Ardant feuillette un livre sur Truffaut est notamment franchement agaçante). L’émotion du cinéaste taïwanais envers le cinéaste français défunt est une affaire personnelle. En la rendant évidente, on a l’impression qu’il veut nous transmettre quelque chose duquel nous restons à distance.
Des corps et des visages
Là où Tsai Ming-Liang excelle en revanche, comme toujours, c’est dans sa façon de filmer les visages et les corps. Dans tous ses autres films, les personnages tendent à ne plus être des humains dont on suit les histoires mais des figures que l’on contemple, dont on se délecte esthétiquement. Ici, il donne toute son ampleur au vieux visage de Léaud, au mélange d’ingénuité et de lassitude mélancolique de celui de Lee, à la pureté de celui de Laetitia Casta. Lorsqu’il a choisi la comédienne, peu importait à Tsai qu’elle joue bien ou mal. C’est sa photogénie qui l’a frappé, et c’est en tant qu’objet esthétique qu’elle existe dans le film. Ce dernier s’appelle « Visage », il aurait aussi pu s’appeler « Corps » tant est passionnant le contraste entre la silhouette avachie de Léaud, celle de Lee, souple et musclée, celle de Fanny Ardant, fermement ancrée au sol, celle de Laetitia Casta, sensuelle et opulente, celle de Jeanne Moreau, figée comme une statue. Les scènes de comédies musicales (que l’on trouvait déjà dans The Hole et La Saveur de la pastèque) ne tranchent ainsi pas tellement avec les scènes de « récit », elles poussent à bout la chorégraphie à laquelle ne cessent de s’adonner les personnages. Tsai dit avoir laissé ses acteurs plus libres que dans ses précédents films, pour adapter sa démarche à ce qu’ils sont. On ressent bien cette écoute attentive, ce désir de profiter du potentiel esthétique de chacun des êtres à l’écran.
De la splendeur
Tsai Ming-Liang a toujours été moins conteur que plasticien. Ce qui l’intéresse dans ses histoires est qu’elles permettent une exploration visuelle, sonore et chorégraphique de ses figures et des décors. Il semble que la commande du Louvre lui ait donné des bases permettant de faire accéder son monde à un degré de splendeur, de magnificence, qu’il n’avait pas atteint jusqu’à présent. Le film explore la rencontre entre des grands mythes qu’il fait cohabiter : Salomé, Saint Jean Baptiste, le musée du Louvre, les œuvres qu’il contient, François Truffaut, ses acteurs devenus stars, la danse, le cinéma. Les scènes chantées et dansées ne se font pas uniquement sur des musiques populaires chinoises, comme dans The Hole ou La Saveur de la pastèque. Tsai va aussi du côté d’une grande sensualité, lorsque Laetitia Casta interprète par exemple La Historia di un Amor. Ces scènes sont magnifiquement chorégraphiées, les couleurs sont flamboyantes, les costumes splendides. On atteint l’hallucination lors de la danse de Salomé devant Saint Jean Baptiste, Tsai Ming-Liang redoublant d’audace pour notre plus grand plaisir amusé.
Mise en abîme de l’acte créateur ; un récit personnel
Le cinéaste a mûri son projet pendant deux ans, ne sachant trop comment équilibrer le rapport entre le fantastique et la réalité. Les deux dimensions cohabitent avec d’autant plus de pertinence que Visage est aussi une réflexion sur le cinéma et sur l’art en général. Via le personnage de Lee est évoqué le travail de l’artiste, ses doutes, ses angoisses, sa solitude, son attrait pour l’excès. Comment gérer la vie et ce qu’on veut créer ? Quel lien établir entre les deux ? Tsai se retrouve en le personnage de Lee, comme il se retrouve, depuis toujours, en le comédien qui l’interprète, et en Jean-Pierre Léaud de qui il se sent proche. C’est lorsqu’il réfléchissait à son sujet que Tsai a perdu sa mère : le deuil est alors devenu l’un des enjeux du film. Tout esthétique que soit Visage donc, le cinéaste n’en parle pas moins de lui, injectant dans son film une présence à la première personne. Sous l’apparence de la simplicité contemplative, c’est bien une œuvre dense qui nous est proposée, où la revivification des mythes et les hommages se mêlent à des pensées intemporelles sur l’art, à des tableaux vivants de toute beauté, à l’exploration de l’écart entre des nationalités, des âges, des corps et des visages, entre l’hier et l’aujourd’hui, à un récit personnel, à des situations absurdement comiques, à un fantastique ancré dans la réalité.