« Réaction en chaîne », « Écologie du meurtre » : les titres originaux de la Baie sanglante disent beaucoup sur l’un des meilleurs films de Mario Bava. Ils laissent surtout supposer tout ce que le réalisateur, alors âgé de 57 ans, a voulu signifier dans un giallo splendide, poétique, onirique et obsédant. Qui tue ? Pourquoi ? Bava tourne le dos à la vraisemblance pour un film composé comme une étrange partition morbide et destructrice, une suite vertigineuse de meurtres stylisés comme rarement, même au pays du giallo roi.
Il est difficile de définir clairement l’intrigue de La Baie sanglante : à l’orée du film, une vieille dame est assassinée, avec une terrible violence. Ce meurtre n’est pas sans rapport avec les luttes d’intérêt qui se nouent autour d’une baie naturelle sauvage, propriété de la vieille dame, et à laquelle les promoteurs s’intéressent. Mais c’est surtout le début d’un enchaînement ininterrompu de meurtres étranges, à la justification trouble, à l’utilité plus que discutable. Bien vite, la question tourne plus autour de l’auteur de ces agressions, plus que de la raison de leur survenue – et surtout, bien plus que l’éventualité de cette survenue. Car le sentiment se fait rapidement jour : le mécanisme destructeur est enclenché, et le massacre suivra son cours jusqu’à la curée – une conclusion qui elle-même laisse rêveur, tant elle est inattendue, et abstraite. Et cet auteur même restera trouble, le doute persistant même au delà de la fin du film.
À 57 ans, Bava a derrière lui une carrière remarquablement remplie : Le Masque du démon, La Fille qui en savait trop, Les Trois Visages de la peur, La Planète des vampires, Opération peur, Le Corps et le fouet… Toute une carrière de cinéaste bis, d’exploitation – une caractéristique qui ne rabaisse aucunement l’art du cinéaste, splendide photographe à l’univers onirique. Lorsqu’il réalise La Baie sanglante, Bava a déjà largement contribué au giallo, avec quelques films à situer pleinement dans cette mouvance (la mise en scène sur-esthétisée de la mort, de l’érotisme, et des liens entre les deux). Mais La Baie sanglante diffère profondément du genre : Bava y met en scène son troupeau de victimes en route vers un inéluctable abattoir dans une ambiance majoritairement diurne, moite – une chaleur menaçante et dérangeante que réussira à reprendre Tobe Hooper dans son Massacre à la tronçonneuse, trois ans plus tard. Mais là où l’horreur de Tobe Hooper se déchaîne pour noyer son spectateur, la menace dépeinte par Bava reste plus diffuse : le réalisateur pose un regard d’entomologiste, détaché, sur ses victimes.
Les victimes sont-elles à plaindre ? Doit-on s’identifier à elles ? La question ne se pose guère dans La Baie sanglante : car le propos de Mario Bava se révèle finalement tout autre. Il s’agit avant tout d’orchestrer le massacre avec un lyrisme envoûtant, une poésie omniprésente dont la principale caractéristique n’est pas de légitimer la violence – peu importe à Bava – ni même de susciter la peur par identification. Le mécanisme de base du cinéma d’horreur n’est ici que partiellement utilisé, Bava privilégiant une mise en scène onirique et subtile qui incite à chercher ailleurs le véritable discours du réalisateur. La veulerie, l’insignifiance de ses protagonistes est avérée : ce dont nous parle Bava dans La Baie sanglante c’est avant tout l’Italie, une Italie consumériste, que le réalisateur voit se tourner vers des pratiques plus que douteuses – notamment les grands plans de remembrement qui sévissaient également en France à cette époque. Le véritable monstre de La Baie sanglante demeure donc la baie elle-même, qui va utiliser les intérêts minables des humains qui lui tournent autour pour les éliminer dans un processus qui tient avant tout de de l’autodéfense immunitaire.
Mario Bava, écolo avant l’heure, créateur d’un monstre homicide conscient ? Non point : tout l’art du réalisateur consiste à dépeindre, avec une photo de toute beauté et un lyrisme merveilleux, l’inéluctabilité de cette « réaction en chaîne » de destruction. Point besoin de monstre (malgré l’omniprésence d’yeux scrutateurs et inquiétants dans le film, évoquant un Hecatoncheires meurtrier) lorsque l’humain est là pour occire son prochain. À mesure que le récit progresse, l’onirisme devient de plus en présent, emportant un spectateur chez qui le sentiment d’horreur est bien plus d’ordre moral — à la fois devant sa ressemblance avec les victimes, et devant sa jubilation prospective de voir ainsi s’aligner les morts. Sean S. Cunningham, découvrant le film sous le titre étonnant de La Dernière Maison sur la gauche 2 (alors que le premier épisode sera tourné un an plus tard par Wes Craven – un film que Cunningham produira, d’ailleurs), va fortement s’inspirer de La Baie sanglante pour son Vendredi 13 – une parenté qui permet de mesurer la distance entre les problématiques abordées par le jeune réalisateur américain et le maître italien. Pour faire justice au film, le legs de La Baie sanglante ne doit donc pas être considéré à l’aune des myriades de slashers qui découleront du film de Bava, mais bien en redécouvrant les prodigieuses qualités de photographe, metteur en scène et scénariste de Bava. Il n’est pas trop tard.
En complément de ce film majeur, sont proposés divers suppléments de grande qualité : un entretien, passionnant comme toujours, avec Jean-Pierre Dionnet, une analyse du film par Hélène Thoron de Split Screen, une chronique (cachée) de Gilles Esposito de Mad Movies et une splendide bande-annonce, au moins aussi audacieuse formellement que le film lui-même. La pièce de choix réside cependant dans un document cinéphilique des plus appréciables : l’émission L’Ospite delle Due dans laquelle Mario Bava et Carlo Rambaldi reviennent sur leur métier, et surtout sur leur art des trucages visuels. Une gourmandise pour tous les amateurs de films de genre, et un document simplement indispensable pour comprendre ce cinéma-là.