Froidement accueilli lors sa sortie en 1993, L’Impasse (Carlito’s Way) est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands films de son auteur, au point que les Cahiers du Cinéma l’ont consacré à l’aube des années 2000 comme le meilleur film de la décennie passée. À la fois chef d’œuvre narratif de De Palma et apogée d’une méditation sur le film noir (Scarface, Les Incorruptibles, Le Dahlia noir), L’Impasse est surtout le portrait mélancolique d’un homme défiant la fatalité et le cours du temps.
Entre-deux
La spécificité de L’Impasse par rapport aux autres longs métrages de De Palma tient à l’influence ouvertement classique qui irrigue la narration – le cinéaste emprunte ainsi à Billy Wilder à la fois la forme du flashback d’un individu condamné dès l’ouverture de l’œuvre (Sunset Boulevard, Assurance sur la mort) et les dialogues à la première personne égrainant le récit d’un destin funeste. Pétrie de l’inventivité coutumière au cinéaste, la mise en scène s’y révèle par ailleurs à rebours de la grandiloquence des sommets baroques de l’auteur : le formalisme de De Palma se tempère au contact de son héros assagi, catalyseur d’un certain apaisement dans le style du cinéaste. De cette logique d’épure, De Palma cultive une précision non exempte de maestria, mais qui reste toujours dévolue à la peinture de son personnage et de son itinéraire tragique. De sorte que l’esthétique de De Palma se love ici dans un entre-deux pour atteindre un équilibre entre fluidité de la narration et ruptures stylistiques. D’une élégance miraculeuse au regard de ce paradoxe intrinsèque, la réussite de L’Impasse, film funambule, repose sur la chorégraphie conjointe de Brian De Palma et de Carlito Brigante. Carlito peut être en effet considéré comme l’avatar du metteur en scène au cœur de la fiction, tant il influe sur la dynamique des situations, qu’il réorganise de l’intérieur.
Échapper à la mort
Au sein de l’œuvre de De Palma, les personnages sont bien souvent des cinéastes en puissance qui s’approprient le montage pour résoudre un problème donné. Ce que met en scène le réalisateur est l’exercice d’une intelligence de la déconstruction, souvent mémorielle, à l’image des enquêtes de Blow Out ou Mission : Impossible. On a beaucoup disserté sur cette tendance du cinéma de De Palma, au détriment parfois d’une autre forme de « dé-montage », plus instinctive et focalisée cette fois-ci non pas sur un fait du passé, mais sur un événement en train de se produire.
Si les personnages-analystes de Blow Out et Snake Eyes ont une approche très cérébrale de la déconstruction d’une action par le montage, d’autres figures de la filmographie de De Palma usent de cette même pratique de décomposition pour mieux s’extraire de situations plus immédiatement concrètes. Carlito Brigante est l’un d’entre deux. Lorsque Carlito se trouve dans le sous-sol d’un barbier pour une transaction mafieuse, son regard est immédiatement attiré par quelques éléments augurant un traquenard. Les inserts fugaces dans le découpage de De Palma (l’entrebâillement d’une porte, un revolver dissimulé sous une chemise) sont autant de manifestations d’une acuité visuelle de la part du héros, très alerte dans sa lecture des différents indices perturbateurs. Carlito identifie rapidement les manifestations d’une machination, pour mieux construire en temps réel une parade au piège qui l’enserre. Il réorganise l’espace, se déplace autour d’une table de billard, se met en position, observe et agit simultanément pour exécuter son plan concocté en quelques secondes.
Carlito aborde les embûches qui sèment sa route telles des équations mathématiques qu’il se doit de résoudre pour échapper à la mort. En épousant le point de vue du héros, la virtuosité du découpage de De Palma, d’une précision chirurgicale, met en exergue l’adresse du personnage plus qu’elle ne célèbre la propre habilité du cinéaste, toujours en retrait. De Palma n’a pas son pareil pour restituer par sa science du montage l’expression d’un regard sur le monde ; la capacité de Brigante à lire l’espace dans lequel il est plongé laisse sans voix. Cette logique d’analyse comme moteur de l’action atteint son paroxysme dans l’éblouissante course-poursuite finale, longue de vingt minutes. Carlito doit remplir deux objectifs : à la fois rejoindre sa compagne, et échapper à une groupe de maffieux avides de vengeance. À la pression d’un danger se greffe donc un impératif temporel – prendre un train à temps. Carlito doit agir vite, et use dès lors de tous les éléments à sa disposition pour parvenir à ses fins. Dans cette foisonnante jungle urbaine, un pilier, un groupe de jeunes militaires ou un escalier mécanique font figure d’instruments qui lui permettent de s’extirper des griffes de ses poursuivants et d’échapper à leur regard. La difficulté est démultipliée par le nombre d’adversaires : pour se dissimuler aux yeux de deux, trois, quatre points de vues différents, Brigante doit trouver l’angle mort parfait. À l’inverse des personnages-analystes de Blow Out et Mission : Impossible, en quête de la pièce manquante d’un puzzle mystérieux par la pratique du montage, Carlito use de sa capacité visuelle de décomposition pour trouver le fragment au cœur de l’image par lequel il pourra se soustraire au champ de vision de ses ennemis. Il n’est dès lors plus seulement observateur de l’action, ni même l’un de ses protagonistes, mais bien l’instigateur principal. Carlito joue sa partition contre le cours logique des choses et le reste du monde afin d’altérer le destin qui lui est promis.
Élégie d’un funambule
La séquence, par la double contrainte qu’elle impose au personnage – tiraillé entre les démons de son passé et l’impératif d’arriver à temps pour concrétiser son futur rêvé –, illustre le numéro d’acrobate auquel se prête Carlito Brigante. Si Carlito a fait le deuil de son passé glorieux comme ponte de la pègre porto-ricaine, il n’en demeure pas moins un navigateur en eaux troubles, traversant une époque et un milieu avec lesquels il est désormais en décalage.
Dans Scarface, Tony Montana, déjà incarné par Al Pacino, se révélait ultimement trop en avance sur sa propre époque. Sa désinvolture bling-bling et son arrivisme de nouveau riche le conduisait à sa perte dans un monde régi par des principes immuables. Ici, le héros semble à l’inverse en retard sur son temps. Carlito est désormais l’étranger d’un pays dont il a été le roi, lui dont le code d’honneur jure avec un milieu mafieux beaucoup plus anarchique et décadent que celui qu’il a connu avant son incarcération. Lorsque David Kleinfeld (Sean Penn), l’avocat et ami de Carlito, organise une orgie scarfacienne, le héros se tient ainsi en périphérie de ce grand fatras mêlant cocaïne et prostituées. Tout au long du film, Al Pacino est constamment renvoyé de la sorte à son passé filmique, via la fougue de son partenaire et du jeune Benny Blanco, nouvelle étoile montante du crime organisé et décalque de Tony Montana.
On peut a priori lire L’Impasse comme le négatif de Scarface, autant d’un point de vue de mise en scène (beaucoup plus criarde dans le film de 1983) que dans la représentation mythifiée du criminel moderne. Mais l’approche ne peut se réduire à la comparaison des deux entités fictionnelles comme incarnations de leurs époques respectives – piste qui de toute façon ne tient pas la route au regard du portrait que compose Brian de Palma. La maturité apaisée de Carlito contraste avec l’impétuosité de Benny (et par extension celle de Tony Montana) dans le rapport qu’ils entretiennent tous deux à la mort et à leur propre finitude. L’Impasse déjoue donc quelque part l’attente autour d’une déconstruction de la figure du gangster pour mieux esquisser la contemplation mélancolique du temps qui passe. À l’ambition dévorante et l’égotisme de Montana, De Palma oppose l’abnégation et l’ingéniosité – hélas vaine – d’un homme face au cours implacable de son destin. En embrassant la mythologie du film noir sur le mode de l’élégie et de la symbiose avec son personnage, le cinéaste livre son film le plus lumineux.